Winston ouvre les yeux. Il lui faut un moment pour réaliser où il se trouve. Au dessus de lui un plafond blanc, carré, d’environ quatre mètres sur quatre bordé de moulures en stuc -dont l’une est cassée dans l’angle à droite de sa tête- repose sur une tapisserie beige à légers lignages horizontaux griffés sur le papier épais. En dessous de lui, le lit. Draps blancs un peu froissées que l’on a pris soin d’aérer avant de les border au matelas. Sans bouger la tête, il suit des yeux les moulures, s’obligeant à prendre comme repère de départ l’angle au rebord de stuc cassé. Dans son visage, immobile, ses iris s’actionnent, roulent comme des billes dans un mouvement pendulaire semblable à celui du sujet endormi, en phase de sommeil profond. Période propice aux rêves ou les délicates demi sphères translucides marquent leur empreinte saccadée sous la fine peau des paupières qui les aveugle. Winston, lui, a les yeux grands ouvert. Il fouille du regard le plafond blanc à la recherche d’un indice qui pourrait lui permettre de répondre à sa question. Sans prévenir, dans l’angle diamétralement opposé à l’angle de stup cassé ses iris sont stoppés nets par une mouche noire sur le plafond blanc. La décélération qui en découle lui coupe le souffle comme un uppercut en pleine xiphoïde. Hélas, l’énergie centrifuge accumulée est trop importante pour s’agripper assez fermement au minuscule point noir et dans un mouvement de balancier qui lui vide tout à fait la poitrine et aspire son coeur juste en dessous de ses amygdales, le mouvement circulaire repart aussi sec. Dans le sens inverse. Son coeur bat à présent dans sa bouche et manque de l’étouffer à chacune de ses diastoles. Il rythme chaque tour concentrique de son battement sourd joué à même la membrane de son tympan. A présent ce ne sont plus ses iris qui tournent mais c’est bien le plafond qui se met en branle tout autour de Winston immobile. De plus en plus vite. De plus en plus fort. La baguette de tambour sur son tympan s’affole. Son corps, sous l’étau de la pression atmosphérique est plaqué au matelas, écartelé depuis le nombril vers la périphérie. Sous l’effet de la vitesse, les cercles s’agrandissent et s’aplatissent, viennent se coincer entre les sillons beige de la tapisserie. « Un peu comme le diamant sur un vinyle », pense Winston. Puis il ferme les yeux. Juste avant que sa poitrine explose. Sous sa boite crânienne son cerveau est essoré, presque liquéfié. Quelqu’un prend plaisir à y tracer un tourbillon en plongeant un objet pointu et en le remuant vigoureusement. Winston, pour ne pas sombrer, se concentre sur la pointe du cône tourbillonnant et écarlate qu’il visualise au centre exact de son crâne. Alors qu’il se résigne à subir les conséquences de cette tornade, les cercles s’affaiblissent et s’affaissent autour de leur axe, s’en écartent un peu. Deviennent moins parfaits, plus elliptiques. Finissent par ralentir. Autorisant à nouveau un mouvement qui puisse en prendre la tangente. Lorsqu’ils ne sont plus qu’un léger roulis, Winston peut reprendre tout à fait possession de son corps. Dans un effort surhumain il se décolle du drap, détrempé de sueur, et se dresse à bâbord du lit. Ses jambes, aussi lourdes qu’un poids mort, tremblent si fort que ses genoux s’entrechoquent dans un bruit d’osselet. Pourtant il se tiens droit à côté du lit. Un de ses cheveux est resté piégé au plafond et tire le haut de son crâne dans un mouvement alternatif de torsion puis de détorsion. Le maintenant dans une verticale de pendu. Il ne trouve d’autre solution que de se jeter en avant tout en espérant que son corps veuille bien suivre le mouvement. Et, c’est agrippé à son centre d’inertie, qu’il tangue laborieusement jusqu’à la porte de la chambre .
Le couloir lui redonne un peu de stabilité. Le sol et le plafond le contiennent dans leur espace limité et il peut à présent s’appuyer des mains sur les murs pour progresser. Ils sont peints d’un bleu qu’il n’a encore jamais vu ailleurs. A hauteur de regard, des photos sont exposées dans des cadres blancs. Son visage est d’emblée aimanté par la première. Son cou transmet en roue crantée le mouvement à son corps, aussi flou qu’une poupée de chiffon, bien forcé de suivre le mouvement d’une rotation à angle droit vers la droite. Déséquilibré son bassin, que l’on a oublié de prévenir du virage frôle en un déhanchement disgracieux le bas du mur. Winston ne met pas longtemps à reconnaitre la photo: Betty et lui, assis sur la plage leur regard absorbés dans un seul élan vers l’horizon. Betty… Elle est au premier plan, et imperceptiblement, la tâche d’encre de ses cheveux aspire Winston à l’intérieur du cadre blanc. Décolle la perspective et approfondit encore le gouffre vers les boucles sombres des cheveux qui s’enroulent et se confondent dans les rouleaux des vagues. Winston pressent que sa volonté, faible flamme vacillante, est sur le point de s’éteindre. De nouveau le roulis sourd. Il tangue, ses jambes se remettent à trembler. L’eau noire enserre ses chevilles puis dans un clapotis mouillé gagne son ventre en une ceinture glaciale. Bientôt il perdra pied… Alors, dans un dernier sursaut, Winston rassemble le peu de force qui lui reste pour remonter ses genoux jusqu’à pouvoir poser la ligne de ses orteils bien à plat sous la photo. Puis il tend ses deux bras de part et d’autre du cadre, se cabre, s’arc-boute jusqu’à ce que le couloir culbute sur lui même, se renverse de quatre-vingt dix degrés et donne à la verticale de ses bras la force de s’extraire de la photo. Dans une secousse, son corps bascule en arrière. La moquette épaisse, amortit sa chute dans un bruit étouffé. Il ramasse alors, dans une grimace ses membres douloureux. Puis, les deux mains en œillères pour échapper au piège que lui tendent les photos, s’engouffre dans la pièce la plus proche.
Il s’agit ici d’une cuisine comme une autre. Il est encore tôt, et l’ampoule au plafond dégage une lumière trop forte et uniforme. Il semble que personne n’ai fait l’effort d’acheter un abat jour. Ce n’est pas tout à fait exact, puisqu’il se trouve encore emballé dans le placard du couloir. Il n’a juste jamais pris le temps de l’installer. A sa place, un cordon blanc pend depuis un trou noir dans le plafond de plâtre blanc et se termine par une ampoule de verre oblongue. Blanche. Lorsqu’elle est éteinte on peut même y distinguer une fine pellicule de poussière un peu grasse. En balayant la pièce des yeux on distingue à droite, un plan de travail en bois clair surplombant une rangée de meubles blancs aux poignées de laiton. Tous identiques. Une corbeille de fruit exhibe son ventre creux. Vide. Cela fait bien longtemps- des mois peut être des années-que l’on ne l’a plus remplie. A gauche, sous la fenêtre, une table, presque ovale, aux élégants pieds de noyer tourné. Une chaise en plastique au dossier arrondi est reculée tout contre la fenêtre entrouverte. Winston reste debout sur le seuil un instant. Il lui semble qu’il redevient enfin maître de son corps. Il fait un inventaire rapide: l’arc de la plante de ses pieds est bien ancrée sur le lino froid, ses jambes enfin solides soutiennent sa colonne. La sensation familière de la douleur qui lui étire les limbes s’apparente à une caresse rassurante. Enfin sa tête, toute à l’heure malmenée comme une boule dans son billard a repris sa place bien calée au creux de ses épaules. Tout à coup, il prend conscience de la musique qui pénètre les circonvolutions du pavillon de ses oreilles. Il se concentre sur la voix nasillarde I’m sitting here in a boring room; It’s just another rainy Sunday afternoon; I’m wasting my time I got nothing to do; I’m hanging around I’m waiting for you; But nothing ever happens; And I wonder… puis le refrain repart sur le même rythme entraînant. Folls Garden.. le vinyle que Betty lui a offert à leur premier anniversaire de mariage. Il fait volte-face. La platine se tient sagement à sa place habituelle sur le guéridon qui clos le plan de travail. A sa surface, un disque sombre tourne sur lui même à la vitesse de trente trois tours minutes. C’est le seul point de la cuisine qui ne soit pas immobile. Sensation d’irréel que vient renforcer la musique beaucoup trop forte. Winston sent le malaise regagner du terrain. C’est à présent la nausée qui vrille ses viscères. Ce n’est qu’en se retournant à nouveau qu’il l’aperçoit. Sur la table, un bol de porcelaine blanche cerclé de bleu, comme on peut en trouver à K.. Il s’approche à pas lent de la table. I’m turning my head; up and down; I’m turning, turning, turning, turning; Turning around. Au fond du bol, l’empreinte ronde d’un reste de café noir encore fumant. Dah-dah-dah-dam, dee-dab-dah tourne en boucle dans sa tête. Le vertige l’oblige à s’assoir; I wonder how, I wonder why; Yesterday you told me ’bout the Blue, blue sky; And all that I can see; And all that I can see; And all that I can see; Is just a yellow lemon tree. Le vinyle, gagné par l’inertie arrête ses révolutions pendant que le diamant reprend sa place, emporté par le mouvement circulaire du bras de la platine. Tout est enfin parfaitement immobile. Silencieux. Tout ou presque : le temps lui ne s’est pas figé. Au-dessus du champ visuel de Winston le cadre rond de l’horloge sert de métronome au silence. L’aiguille bleue des secondes a déjà fait un tour complet lorsque Winston s’autorise enfin à laisser rouler ses yeux jusque sur le flanc du bol. Ses lèvres tremblent lorsqu’il déchiffre l’inscription peinte avec le même bleu que celui du rebord qui se détache sur la porcelaine. Ses pupilles caressent les deux joues pleines du B s’enroulent autour du e pour se réunir autour des deux t. Plongent enfin sur le y qui s’étire en un sourire…. Au travers des volutes de fumée, un rayon de soleil s’aventure timidement. La bas, loin très loin derrière la ville, là où l’horizon se courbe, le soleil jaune débute sa parabole ascendante.
Maintenant, je comprends mieux la lettre aux voisins! hahaha
J’aime la précision clinique de ta description, quant à la caméra, elle m’a presque donné le tournis! Bravo.
Merci Irène de ta lecture !