Quelque chose lui avait échappé. Il en était sûr.
Après l’avoir tournée et retournée plusieurs fois dans sa tête, la scène lui paraissait cristalline. Sauf un détail. Il n’aurait su dire où ni quand. Ça le démangeait.
Il se revoyait donc pénétrer dans l’appartement de cette femme, dans l’espoir de lui porter secours. Trop tard : elle avait succombé à ses blessures. Il avait déposé le corps sur le carrelage impeccable, sentant que le meurtrier était toujours quelque part, à l’intérieur. Il avait exploré les lieux : le hall d’entrée avec sa table basse, ses magazines de mode, ses vieux vases en porcelaine, son téléphone art déco. Il avait choisi de ne pas s’y attarder. Seul le couloir était l’issue prise par le tueur. Un couloir étrange, austère. Il s’y était engouffré, oppressé par les peintures sinistres de chaque côté, tapissant intégralement les pans des murs, ne leur laissant aucun centimètre pour respirer. Il s’était senti des points communs avec ces murs, engloutis par les tableaux, tous ces visages déformés, ces yeux vides, ces bouches ouvertes, expressionnistes, dignes du Cri de Munch ou du décharnement chez Schiele. Les teintes grisâtres, maussades, fondaient sur les toiles, contaminaient les visages de ces hommes et femmes, qui criaient, criaient, et lui tentait vaille que vaille de (hurler, hurler) garder son sang-froid. Celui qu’il poursuivait ne pouvait pas être loin. Il s’était caché quelque part. Mais où ? Impossible qu’il surgisse d’un coin pour l’attaquer subitement : le couloir menait sur une impasse ; aucune pièce dans cette direction. Il faut croire qu’elles se trouvaient toutes du côté du hall d’entrée. Etonnante architecture, aucune difficulté, et pourtant, quelque chose lui avait échappé. Il en devenait malade.
Il avait continué sa progression. Chacun de ses pas lui coûtait. Il avait regardé devant lui, derrière lui, sur sa gauche, sur sa droite. Là le couloir avait formé un coude, laissant un bref espace vacant sur sa gauche, comme un vide soudain, et aucune trace de qui que ce soit. Ensuite seulement, il avait été gagné d’un profond découragement, et sa peur avait pris le dessus sur son envie de justice. Il avait rebroussé chemin, tout penaud, et avait appelé la police pour signaler le crime.
Deux semaines s’écoulèrent. Il en était toujours autant tracassé. Quelque chose clochait.
Il retourna dans l’immeuble du drame. Arrivé devant la porte, devant l’appartement de la victime, il détacha les banderoles autocollantes censées dissuader quiconque d’entrer. Police line. Do not cross. Bien entendu, il passa de l’autre côté.
L’atmosphère du lieu avait changé. L’air semblait plus ténu, comme chargé d’une potentielle révélation. Sans pouvoir encore se l’expliquer, il sut cette fois qu’il comprendrait. Qu’il trouverait la clé à son énigme.
« Ils ont des yeux mais ils ne verront pas ».
Son regard sur l’espace avait été trompeur. On ne voit que ce qu’on décide de voir.
Mû par une intuition fiévreuse, il se précipita dans l’étroit couloir aux terribles peintures. Arrivé au bout, il pesta. Puis se retourna.
C’est alors qu’il vit l’espace disponible au milieu du couloir, enfin sur le côté du milieu du couloir – il n’aurait pas pu le décrire. Cette sorte d’angle mort, inutile. Il s’y plaça. Pas de quoi fouetter un chat. Aucun intérêt. Juste l’espace possible pour une personne. Son regard fut attiré par un miroir ovale, un peu aliénant en ce sens qu’il reflétait une concentration de ces visages déshumanisés. Et, à l’exact endroit où il s’était à présent placé, son propre visage occupait le centre du miroir. Absolument parfaitement. On aurait dit qu’il plongeait dans le paysage malsain de l’ensemble des différents tableaux, qu’il faisait partie du décor.
Et il comprit. C’était si évident !
Le tueur, Dieu sait comment, était arrivé à le contourner, puis à se placer derrière lui dans l’angle mort. Il s’était littéralement fondu dans l’univers pictural.
Et à son tour, lui non plus semblait ne plus pouvoir en sortir.