On ne peut pas faire le procès de toutes nos mélancolies. Voici : je pense à ce nom qui collectait les artères par centaines, ce nom magique, signifiant, important, et le corps qui le portait, avec ses uniformes blancs, ses lunettes en écaille, ses dinettes avec Sophia Loren, Liz Taylor, Richard Burton, ses parties de chasse, sa gloire de libérateur, sa vision d’un monde qui insérerait entre ses blocs durs, lourds, écrasants, un espace différent.
Quelles traces de Josip Broz dit « Tito » dans le monde de 2022 ? Dans la configuration actuelle du Pays-qui-n’est-plus on trouve encore une centaine de rues, places, squares et allées à son nom (mais plus d’écoles ni de bâtiments publics). Il en reste tant dans le monde d’aujourd’hui – des survivances, des restes, des écumes. Une page en dresse la liste. Il faudrait les visiter toutes, s’arrêter un instant et demander aux passants : Qui est pour vous celui dont la plaque porte le nom ? Pas grand-chose, sans doute, ne reste de lui dans la mémoire zambienne, chypriote, angolaise – mais qui sait ?
Loin du Pays-qui-n’est-plus voici trois lieux, trois survivances : en France à Châlons-en-Champagne, en Tunisie à Sousse, au Brésil à São Miguel Paulista.
Zone pavillonnaire des années 1980[1], rue qui serpente, réduisant le vis-à-vis entre les maisons. Maisons identiques : un étage, des volets rouges, un garage. De nuit, les lampadaires à tête ronde doivent donner une clarté laiteuse sur les trottoirs étroits. Dans les jardins on aperçoit des paniers de basket, des balancelles, des trampolines. Tout ici évoque le silence des longues journées, ce silence qui tombe une fois les enfants partis à l’école et que rien ne perturbe avant leur retour – cette immobilité des choses que seul le week-end et ses tondeuses tempère. Ce jour d’automne la Google Car saisit une femme au passage. Elle n’a rien à faire là – personne ne se balade ici. Peut-être promène-t-elle un chien que la caméra n’a pu photographier. Peut-être. Pour moi elle fuit. À pas comptés elle fuit.
Ce bleu du ciel méditerranéen dans les villes polluées. Ces orangers sur les trottoirs. Cette ligne droite qui conduit au centre-ville, cette infinie droite limitée à 30. L’odeur du diésel dans la chaleur de l’après-midi. Les hauts lampadaires éteints et la lumière orange qu’ils dispensent la nuit. Au loin une tour d’habitation et sur l’autre voie cet immense nuage de flou qu’on ne sait comment interpréter. Un vent de sable grisâtre. Un djinn. Le brouillage volontaire d’un terrain à l’accès réglementé. Et cet homme qui marche, cet homme qui avance avec, pour tromper la monotonie du parcours, ce jeu : tu ne marcheras que sur les tâches d’ombre. Je ne sais pas si, lors de sa visite en Tunisie d’avril 1961, le maréchal Tito s’est rendu à Sousse. Une archive de British Pathé le montre accueilli au port de Tunis par Habib Bourguiba. Il descend, tout sourire, la rampe de son yacht « Galeb ». Les deux hommes se prennent dans les bras, visiblement heureux de ces retrouvailles et s’en vont parader en voiture décapotable dans les rues de Tunis. À voir ces images on pense : ce n’est pas le monde d’hier, non, ici il s’agit d’archéologie.
Ce mystère. Qui a bien pu ainsi nommer cette artère de plus de dix kilomètres au nord-ouest de São Paulo ? Impossible de trouver la réponse. C’est ici qu’il faudrait interroger les passants. Dans le monde de 2022 existe-t-il un écho du Pays-qui-n’est-plus dans celui de Lula et de Bolsonaro ? Avenida Marechal Tito les zones commerciales s’enchaînent – zones aux enseignes inconnues qui vendent on-ne-sait quels produits. Les autobus se croisent, services locaux pour la plupart. Il y a ces deux femmes qui attendent. La brune tend le cou pour voir si son bus arrive. Un peu plus loin il y a cet arbre de Judée. Ce doit être le printemps ici – un printemps comme un autre dans la marche du monde.
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[1] Et cette question : qui, dans les années 1980, a pu avoir l’idée de nommer la rue ainsi ? Qui, à l’heure du reflux du socialisme, a décidé de donner une artère à celui qui, souvent, était perçu comme un autocrate déviant. Renseignements pris, le PCF tenait la mairie de la ville qui s’appelait encore Châlons-sur-Marne. Oui, mais le PCF n’a jamais été proche du socialisme autogestionnaire de Tito. Quoi, alors ? Et cet étrange parallèle de 1980 : d’un côté la construction de ce quartier de maisons semblables, de l’autre la lente destruction du Pays-qui-n’est-plus.
trop bien – il y a une image (si je la retrouve, je la pose sur la page du groupe) qui voit le maréchal tout en blanc car il était blanc, son altesse Gamal Abdel Nasser et l’indien Nehru (non alignes et compagnie) – en souvenir du pays-qui-n’est-plus – splendide (bravo)