« C’est en jouant avec Ginette que je me suis aperçu que la compagnie des femmes m’était indispensable, sinon leur compagnie, en tout cas leur vision. » Bertrand Morane
Je dois rendre mon appartement à la fin du mois. Je ne m’attache pas aux lieux ni aux objets, mais je vais regretter cet immeuble du boulevard Romain Roland. Je ne crois pas que le hasard existe, je crois que tout est écrit. Je suis convaincu qu’un alcoolique repenti trouvera un logement au-dessus d’un bar, qu’un joueur invétéré découvrira par hasard que son voisin de palier organise des parties de poker toutes les nuits. On ne peut pas échapper à une passion. J’ai un aveu à vous faire, je suis un voleur. Je vole aux femmes leur bien le plus précieux. Je ne sais pas si je risque des poursuites. Il y aura bien quelques culs bénis de droite ou de gauche pour le penser, pour exiger une punition exemplaire. Qu’ils restent avec leur vie d’ascète, moi j’ai ma collection. Je crois que cette habitude condamnable a commencé, quand j’avais vingt ans. Je l’apercevais en passant en voiture. C’était une femme brune, elle avait trente ans environ, le soir je la voyais quelquefois accrocher son linge sur un étendoir accroché au balcon. Elle habitait au premier étage. Elle était un peu ronde, elle vivait avec un jeune homme sympathique, un sportif. Les sportifs se lient quelquefois avec des femmes athlétiques, mais bien plus souvent avec des femmes sensuelles. J’ai fait avec l’expérience un certain nombre de découvertes sur les couples. Il m’arrive fréquemment de me tester dans les supermarchés. Je suis une femme seule, j’imagine son conjoint, et quand elle retrouve celui-ci au rayon multimédia ou bricolage, alors je vérifie mon hypothèse. J’ai deviné le profil du conjoint trois fois sur quatre. Il y a donc vingt-cinq pour cent de gens mal assortis. On connaît tous ces couples mal fichus. Je m’égare, cette jeune femme brune, ses formes, son sourire, je les revois. On était en novembre, je venais de quitter mon poste, je me suis garé en bas de son immeuble, j’ai attendu, de temps en temps, les voitures qui passaient m’éclairaient. Pendant ce court instant où j’étais visible, mon cœur palpitait, j’étais vivant. Je voyais dans mes rétroviseurs les lumières des appartements s’allumer à tour de rôle. J’ai allumé une cigarette, j’ai entrouvert ma fenêtre, et je les ai vus, elles défilaient pour moi, la mère de famille du deuxième, qui venait fumer une cigarette sur son balcon, l’étudiante du troisième qui lisait dans son canapé, la femme plus âgée du rez-de-chaussée qui regardait la télé, la beauté brune du premier est arrivée. Alors j’ai compris que je devais venir habiter dans cet immeuble, j’ai patienté quelque mois, le premier appartement qui s’est libéré, je l’ai pris. Aujourd’hui je dois les quitter, toutes, la femme que j’ai connue étudiante, la femme mûre que j’ai vu vieillir, la jeune femme devenue mère. Je leur ai volé des dizaines de souvenirs, je m’installe le soir dans mon canapé, je prends mon album et je les regarde. Je vois tous les dessins que j’ai faits d’elles, je me rappelle l’émotion quand j’enregistrai dans mon cerveau leurs sourires, leurs gestes. Elles étaient belles, elles sont belles.
C’est beau Laurent ces mots, ces femmes et toi que je devine derrière le » je » et même si ce n’est pas toi, ce sont tes écrits ! Alors merci.
merci Clarence