Voir ce qui se trame sous les toits de la ville, derrière cette fenêtre où s’encadre une fugitive silhouette, faire tomber les façades comme autant de masques dissimulant la vie des gens, élever des immeubles transparents, Tati le fait dans Playtime où vivent en vitrine des familles modernes qui allument toutes leur télé à la même heure et se figent, ou suggérer des mystères, ces rectangles jaunes chez Magritte qui peint des immeubles à deux ou trois fenêtres allumées, un bout de rue plongée dans la nuit tandis que le ciel bleuté est celui du plein jour, Hopper et ses trouées dans le gris du béton par lesquelles on devine en passant en métro aérien des fragments de décor et de corps. C’est l’un des inconvénients de l’appartement en rez-de-chaussée, le réflexe qu’ont les passants de tourner la tête pour jeter un œil à l’intérieur.
Quand j’ai emménagé dans l’appartement que je quitte, je voyais côté cour un bâtiment bas de briques rouge attribué à la DDE : son dernier étage et son toit plat avec la machinerie du chauffage et de la ventilation. Des hommes en chemises-cravates passaient près des fenêtres qui laissaient voir des angles de bureaux et d’écran d’ordinateur. Les employés de cette administration maintenant disparue sortaient fumer sur le toit: des personnages à la Hopper. Derrière se dressait un très haut cèdre où gîtaient deux couples de ramiers. Plus loin, large vue sur la banlieue est, les tours de la porte de Bagnolet. Le bâtiment fut squatté puis rasé, il y eut des années un terrain vague que Gilles a photographié avec les maisons de la petite rue derrière que nous cachaient la DDE. Nous avons cru que le cèdre survivrait à la destruction car malgré le nombre de nos années nous sommes encore naïfs. Une école et un immeuble de six étages plus les combles ont été construits à la place. Je vois la semaine des enfants dans leur classe, l’instit devant le tableau mais cet univers m’est trop connu pour susciter la moindre rêverie. Quant à l’immeuble neuf, sa façade arrière comporte des balcons sans charme et une quarantaine de fenêtres dont une reste éclairée la nuit. Les habitants utilisent leur balcon pour fumer, téléphoner, manger, sécher le linge, arroser des plantes, stocker du bazar, se parler d’un balcon l’autre ou appeler leur chat. Je me souviens d’une amie du collège qui s’était entichée d’un garçon du voisinage, un peu plus âgé, un lycéen dont elle voyait les fenêtres de l’appartement depuis la cuisine du sien. Demeurait des heures à guetter le soir, son cœur battait vite quand une lampe s’allumait, quand une ombre indéchiffrable venait à remuer les rideaux aux fenêtres de l’aimé malgré lui. À cette époque, la fenêtre de ma chambre dans l’appartement qu’avaient mes parents à Saint-Mandé donnait sur la cour et sur un pignon d’immeuble en grosses pierres très sales percé de lucarnes sombres qui rebutait l’imagination. Mais il y a en bordure du bois, à Vincennes, une curieuse maison d’un étage, parallélépipède dont la façade a été dessinée à l’orientale comme pour un décor de film américain. Derrière les fenêtres stuquées, à l’encadrement chargé et donnant chacune sur un petit balcon ventru en fer forgé, je me demande depuis l’enfance ce qu’il y a, qui vit ici, sans jamais chercher à l’apprendre. Des murs couverts de livres jusqu’au plafond, des tentures jaunes, un mobilier de bois rouge, de canapés tapissés, de buffets sculptés comme chez Victor Hugo place des Vosges, et un couple de personnes d’une autre époque bougeant lentement sur d’épais tapis, qui, depuis un demi-siècle que je les imagine lisant-là, n’ont pas vieilli.
Lorsqu’on se focalise sur ce qu’on a eu longtemps sous les yeux, on s’aperçoit que le vocabulaire des descriptions reste le même, ordinaire qui dit pourtant l’inattendu, le déjà vu questionné, vite archivé à moins qu’on veuille en faire quelque chose. C’est votre belle fomulation » l’ombre indéchiffrable » qui m’a donné envie d’écrire ce message. C’est bien elle qui donne l’impulsion d’aller voir à l’intérieur, sans forcément transformer le regard en acte intrusif. Je réalise aujourd’hui que peu de facades délivrent leurs secrets puisqu’elles sont les remparts entre les curiosités mal placées.Cela n’empêche pas de fantasmer même si ça tourne court. Merci pour ce texte qui me parle.
Merci Marie-Thérèse!
Pas facile de se caler dans les contours d’une consigne même si on n’hésite pas à les tordre un peu. Ici, il me faudrait beaucoup beaucoup de temps pour commencer un début de réponse à cette affaire de façade effacée.