Ce serait comme dans un rendez-vous passe-muraille pour tenir compagnie aux souvenirs. Toujours les deux mêmes fenêtres où lever les yeux. On le sait qu’elles ne s’ouvrent pas dans leur totalité, mais peuvent juste s’entrebâiller, pour laisser un filet d’air rafraîchir et le brouhaha de la vie qui se continue dans ce dehors pénétrer un peu, ce dehors où il n’y a plus rien à faire. C’est pour pas qu’on saute, avait dit le père quand il avait compris qu’il ne pourrait même pas s’accouder au rebord mais juste rester derrière la vitre, c’est comme une prison, il avait rajouté entre ses lèvres. Un rideau blanc opaque toujours bien étalé le long des vitres pour perdre même jusqu ‘au désir de voir de l’autre côté. De la rue la façade est uniforme, avec toutes ces fenêtres semblables tentant d’abriter ou de faire disparaître ce qui ne doit pas être vu. Un alignement parfait sur deux étages avec quatre ou six fenêtres chacun (voilà que pointe le doute), dont les voyageurs de la ligne de train régional qui chaque jour, matin et soir, glissent le long, ne sauront rien et n’imagineront pas que c’est là que s’anéantissent des existences. Une personne par pièce, toutes plus ou moins semblables avec le lit, la table de nuit et son verre d’eau, le réveil n’ayant plus d’utilité, une boîte de mouchoirs, le téléphone, un carnet pour noter et ne pas oublier ce qui doit encore se dire, un stylo, un emballage de gâteau… Entre le lit et la fenêtre, un fauteuil d’où le regard peut encore s’échapper, et finir par s’habituer à se recroqueviller dans cet antre, à ressasser ses souvenirs et regarder de vieilles photos accrochées sur le mur par les enfants, sans réellement les voir. Un journal, posé sur le bureau le long du mur, car il faut encore se tenir au courant des informations, des petits faits divers du quotidien, et surtout éplucher l’état-civil au cas où l’on y verrait son nom… Un livre tout à côté, afin de retrouver les étreintes de la vie : ce pourrait être des morceaux choisis de Victor Hugo, avec de petites marques en papier insérées entre des pages, pour signifier qu’on aime encore ces mots-là, qu’ils sont nécessaires, et qu’ils le seront jusqu’au bout. Quand ce sera le moment, on regardera et Demain dès l’aube se récitera. Cela fait plus de dix ans désormais, mais passant sur le boulevard entre cette maison et la voie ferrée, à chaque fois les yeux se lèvent, se posent sur ces fenêtres immuables dans leur silence et leurs secrets bien gardés. Le geste est automatique, ne se conscientise pas, ne se réfléchit pas : les yeux se lèvent sur la fenêtre du deuxième étage, à droite, englobant celle du premier étage juste dessous, car on n’oublie personne, et dans la seconde de cette percussion, on se sait orpheline.