#40 jours #02 | chambres en ville

Je n’avais jamais vécu en ville.

La seule familière était celle de la chambre d’adolescence : hissée sur une chaise miniature, depuis le Velux, je regardais la circulation, les saisons qui passent. Le ciel qui rougit en fin de journée, l’été. Les grandes baies de l’école maternelle, il y avait longtemps de cela. Dans une salle de classes, des enfants de cinq ans à peine, assis par terre, regardent la maitresse jouer du piano. La musique qui sort de l’instrument les fascine. Dans une autre salle, dédiée aux jeux et au sport, une autre classe fait une farandole. Entre les deux, mon cœur balance.

Dans le quartier résidentiel qui se découpait au loin, une seule fenêtre retenait l’attention, peut-être parce qu’un jour j’y avais vu de la lumière. Je ne cherchais pas à savoir ce qu’il y avait derrière mais j’imaginais leur vue à eux, j’imaginais notre maison d’un regard l’extérieur. Je découvrais alors sa forme, dissymétrique, inhabituelle, son toit dont la pente tombait côté rue alors que les autres maisons avaient un toit avec deux pentes retombant de chaque côté, comme une chevelure. Je me demandais pourquoi eux qui ont des goûts si classiques avaient choisi une architecture inhabituelle. Je me demandais ce qui fait la familiarité des lieux et des êtres, et si un jour je regarderais cette maison comme si je ne la connaissais plus.

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Nous venions d’emménager en centre-ville, fraichement diplômées du bac.

La rue Bersot fait partie de l’architecture romaine de la ville. Assez étroite, elle est flanquée d’immeubles gris de trois étages. Au rez-de-chaussée de chacun d’entre eux est installé un bar ou in restaurant. C’est la rue des restos. A la faveur d’un tirage au sort, j’avais obtenu la chambre qui donne sur la rue, la chambre verte et bleue. L’autre, or et rouge, donnait sur l’escalier intérieur aux odeurs de graillon. Le restaurant au-dessus duquel nous habitions, Au Pied de cochon, a été depuis remplacé par une cuisine orientale plus dans l’air du temps. La silhouette fut d’abord entrevue, fugitivement.  Nous n’osions pas regarder. Il avait peut-être vingt-cinq ans, il nous semblait l’incarnation parfaite de l’étudiant. Nous imaginions son quotidien, fac de médecine, peut-être l’année de l’internat. Ou artiste, ce qui expliquerait sa collection de chapeaux. Il voulait être vu. Un jour, il s’est adressé a nous. Il nous a invitées prendre un verre. Nous avons quitté notre appart, nous avons descendu notre escalier en évitant de toucher la rampe poisseuse, nous avons longé les boites à lettres et le vélo toujours entreposé là. Nous sommes sorties dans la rue, en nous frayant un chemin parmi les tables en terrasse. Nous avons pris sa montée, et une fois devant sa porte, nous nous sommes demandé ce qu’on faisait là. Il nous a ouvert, parlé. Il n’était rien de ce que nous avions imaginé. Ses mots n’avaient pas d’importance. Par la fenêtre, je regardais en direction de notre immeuble, je repérais les murs verts de ma chambre. Je ne voyais rien d’autre que ma propre absence.

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J’allais de temps en temps à Londres pour des réunions liées au travail.

Lyn m’avait prêté son appartement pour quelques nuits – bien situé, dans une résidence avec concierge, à deux minutes à peine de Russell Square. Il donnait sur une vaste rue passante, à la circulation continuelle : bus, taxis, voitures, vélos, alarmes, ambulances. Dans ce quartier touristique, les immeubles massifs s’étendent sur plusieurs dizaines de mètres, sans qu’on sache où ils s’arrêtent. HOTEL CONTINENTAL : les lettres orange sur fond bleu embrassent toute la façade. Chaque petit carré représente une nuit à £120. Les prix sont affichés en gros. La plupart des chambres étaient vides sauf celle-ci, sauf ces corps-ci, qui se côtoyaient. Pas d’étreinte, plutôt un ballet de jambes et de bras. Des corps à demi habilles qui se frôlent. Un troisième les a rejoints. Est-ce qu’ils se mettent en scène pour ceux qui peuvent les regarder ? Est-ce qu’ils veulent que je sois témoin ? Quand je la verrai, je dirai à Lyn que j’hésitais entre éteindre complètement la lumière pour les regarder à loisir, ou fermer les rideaux en imaginant ce que je ne verrais pas. Lyn me répondra, d’un rire franc : « Ah, moi, je regarde ! »

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L’univers s’était élargi ; n’en parvenaient jamais que d’infimes éclats.

A propos de Elise Hugueny-Léger

Pratique l’écriture et les ateliers en français, avec des participant.es anglophones, depuis la côte est de l'Ecosse. Première participation aux ateliers FB... l'impression de se jeter à l'eau: vivifiant!