Mon chat pelotonné sur le sac en carton – radeau de fortune dans l’infini océan du plancher. Endroit confortable, improvisé, qu’il s’est approprié comme potentiel îlot temporaire, première stratégie s’il refuse de traverser le salon pour aller se blottir dans le moelleux du fauteuil ou, plus loin, changer de pièce et d’espace. Se faufiler par l’entrebâillement de la porte, qui mène au petit couloir/pseudo hall d’entrée. Et le beau félin de partir à l’abordage de nouvelles dimensions. Il lâche les voiles, allègrement, facilement, tant le goût pour l’exploration est dans ses veines. Avant tout, Monsieur Chat est en permanence titillé dans sa curiosité. Un bruit venant de l’extérieur, dû à une fenêtre ouverte dans ma chambre, et c’est tout un nouveau monde qui s’offre à lui. Sans doute le reconnaîtra-t-il très vite. Oui, j’y suis déjà allé. Autre énergie, la chambre de l’humain Grégory. Tout y est beaucoup plus zen et dépouillé. Pas vraiment d’affaires sur le sol, rien pour y jouer. Mais il y a le lit et ses odeurs, puis les draps, puis… cet air frais venant de ladite fenêtre. Et cette fenêtre, eh bien, elle mène vers la terrasse. Parfois je peux la parcourir, cette terrasse, quand je suis bizarrement de l’autre côté, et que je regarde de l’extérieur vers l’intérieur, vers cette chambre. Et je suis souvent pris de vertige. Oui, je reconnais tout. Les dimensions, les formes, les teintes, les énergies. Je suis vecteur d’énergie, conducteur de feng shui. Je règne en maître dans mon petit monde, cet archipel à multiples possibilités – ce « multiverse » à ramifications dont seul moi peux réellement bénéficier : les coins cachés, les plis – la vie dans les plis –, les trous, les dessus de meubles, quitte à atteindre le plafond et me prendre pour un géant ou devoir m’aplatir comme une crêpe pour atteindre ma proie à huit pattes en dessous du frigo. Mais voilà que l’araignée s’échappe et que je perds sa piste. En plusieurs jours, plusieurs semaines, celle-ci, ratatinée, apeurée, puis confiante en son ouvrage gélatineux et en ses ressources, construit son propre empire, dans les micro cellules de l’appartement. C’est l’Univers. Living. Hall. Peut-être chambre. Cuisine. Terrasse. Le chat s’y rend, il se faufile partout, mais moi, je peux ramper et trottiner bien au-delà… Car il y a un ailleurs à la terrasse, je le sais. Et le monde est vaste, illimité. Je suis perdue, toujours. Je n’imagine jamais ce qui peut m’attendre au prochain centimètre, au prochain mouvement. Je descends cette fois le balcon en briques et après moult efforts, me retrouve sur un trottoir. M’immobilise car sol qui vibre, lourdeur saurienne. Je ne réagis déjà plus. La semelle d’une chaussure humaine, indifférente à la micro tragédie qu’elle a provoquée – un vrai crime à l’échelle arachnide ! – enchaîne les pas avec son jumeau l’autre pied, dans une cadence robotique, et la rue du facteur paraît alors peu hospitalière. C’est qu’il pleut, aujourd’hui, et les façades des maisons, qu’il connaît par cœur à présent, depuis ses 10 ans de métier dans le même quartier, ne lui inspirent rien. Uniquement l’envie d’un travail bien fait et vite fait, si possible. Et voilà que la cadence s’accélère, il pousse un soupir, maugrée, mais le son du tramway couvre sa mauvaise humeur. Et voilà que les rumeurs de la ville atteignent les premiers habitants réveillés. Grégory, peut-être aussi. Certains prendront leur voiture, quand d’autres couvriront une portion de territoire moindre, avec quelques arrêts de métro. La ville s’anime, lasse déjà de son peuplement humain qui l’alimente toute entière – course aux horaires, petit-déjeuner pris sur le pouce, passants leur portable en main ou les écouteurs dans les oreilles, anticipant déjà la prochaine réunion de team building, ou la crèche du petit… La mégalopole les engloutit et ils engloutissent la mégalopole. Ils en représentent les méandres.
Et Maître Chat, revenu sur son îlot en carton, l’air de rien, paraît si loin… Son monde à lui est à la hauteur. Il lui convient.