Elle écrase l’herbe déjà chahutée à cet endroit. Sous les traces de pieds nus, de chaussons, sous les trainées de semelles en caoutchouc empruntées à sa mère, quelques pâquerettes qui auraient bien aimé finir en collier ne peuvent pas lui résister. Elle recule de quelques pas et laisse faire le mouvement : cordes tendues, poteaux bien ancrés au sol, dans le ciment la date est inscrite, 1985. Elle tend les jambes et prend déjà de la hauteur, elle n’a pas le temps de toucher le ciel qu’il faut replier le corps tout en exerçant de la pression sur les cordes. Le dos s’incurve pour reprendre de l’élan, le torse se bombe à mesure que le visage fend l’air, les pieds atteignent le muret, le grillage, les premières branches du pommier qu’elle touche de ses orteils. Elle s’élève encore et perçoit le jardin des voisins, par-dessus la haie. Elle ne regarde plus. Elle s’imagine continuer toujours plus haut, par-delà le pré et la voie ferrée, par-delà la route, les voitures deviennent des pions sur un tapis de jeu, elle sait tout ce qui l’entoure, elle voit la cour de l’école et sa marelle, elle reconnaît les maisons de ceux qu’elle côtoie tous les jours, elle n’entend plus leurs voix moqueuses, elle ne voit plus leurs visages abimés, elle ne les sent plus s’approcher d’elle quand retentit la sonnerie. Elle inspire, elle embrasse les plaines avant d’atteindre la ville – là une autre vie l’attend, elle y retournera, un jour, elle sait qu’elle veut vire, elle sait qu’elle partira, qu’elle franchira des frontières, qu’elle ira là où les autres ne sont pas allés, qu’elle aura le monde à sa portée. Quand elle pensera avoir tout vu, elle reviendra. Elle ira au fond du jardin, elle ira s’asseoir sur une balançoire rouillée dont on ne distingue plus la date de construction, jadis inscrite dans du ciment. Elle regardera la maison de ses parents, la haie et le pommier, elle laissera le vent la bercer et l’herbe lui caresser les pieds.