La foule comme un océan. Les millions d’êtres qui la composent, comme atomes agglomérés, se propulsent en hautes vagues qui montent puis retombent, reculent et avancent à nouveau. C’est une immense communauté, de gestes, de destin, c’est une pulsation universelle, une colossale certitude qui submerge tout ce qui pourrait l’interroger. Pourtant, l’un d’eux vient de rompre le flux ou plus précisément , s’est rompu, en lui, ce qui l’identifiait au flux. Il ne parvient plus à mettre un pied devant l’autre. Il regarde autour de lui comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Il voit passer ces millions de visages, tous étrangers, anonymes. Ils sont soudain si différents, sans miroir pour lui, sans écho. Dans cette foule qui se hâte vers où elle est déjà : le connu, le rassurant, le semblable, le stable, il se sent soudain perdu, seul. S’il pouvait, il s’agripperait des deux mains aux vestes de ceux qui sont devant lui pour ne pas perdre la direction, pour rester dans le mouvement, pour ne pas tomber dans le gouffre sous ses pieds. Mais il ne parvient plus à avancer, à peine s’il respire. Les silhouettes passent et le dépassent, ce sont des ombres, silencieuses, bientôt lointaines. Mais quelque chose s’est cassé , il ne cherche plus à les rattraper, à s’y accrocher. Il sens bien que c’est sa nature même qui vient de changer. Il doit être le seul dans son cas car s’ils ressentaient ce qu’ils ressent, ils ne pourraient pas continuer. Comme lui ils suffoqueraient, ils paniqueraient, ils s’écarteraient. Il est à présent immobile au milieu de la rue, il voit les millions d’autres atomes qui forment l’immense houle avancer sans lui. Il regarde ses semblables qui s’éloignent et il a une vision: c’est comme si toustes dansaient une valse avec un partenaire invisible qui rendait possible le mouvement, qui expliquait la chorégraphie de la foule, sa capacité à ne pas s’effondrer. Il y a un instant encore, il faisait partie de cette houle ignorante et bienheureuse. Il vient d’en être brutalement rejeté. C’est terminé, elle est partie, l’a quitté. Elle vient de le lui dire au téléphone. Avec elle c’est le monde qui s’en va, elle était tout ce qui permettait le sens. La foule passe, loin de lui. Il s’en fout, Il a froid, il pleure.
C’est un très beau texte. J’aime l’image de cette valse d’une vague avec un partenaire invisible. Merci, j’ai beaucoup aimé.