Les cartes, les plans, les atlas, les guides jalonnent mon existence au point que j’en suis, moi même, devenu un, de guide. Moi qui me cogne partout, qui n’ai pas grand sens pratique ( pour ne pas dire aucun ) qui suis l’exemple même de la désorganisation, j’évolue, paradoxalement, en permanence dans l’orbite de ces outils qui organisent l’espace : cartes, plans, atlas, guides. On m’offrit mon premier atlas, bleu, de grand format, à couverture rigide, le mot « Atlas » gravé en or sur la couverture, pour mon passage au collège. J’avais onze ans. Toute la classe en avait reçu un. Je le possède encore. C’est sur celui ci que j’ai effectué mon premier grand voyage : En Australie. C’était certain, me disait mon camarade de classe, là bas, on vivra bien mieux qu’ici, il y a tellement d’espace … et puis AC/DC ! Cet argument massue du jeune joueur de guitare électrique qu’il était ne m’avait pas convaincu mais j’avais aimé, en esprit, construire cet envol, loin de ma cité HLM. Et puis, ça le rendait terriblement vivant, le copain, ce projet, secrètement déployé dans les replis de la carte géographique de la page 144. Il a fini par devenir véto, le copain. Je ne sais s’il joue toujours de la guitare, moi oui. Je ne sais s’il y est allé, pour de vrai, en Australie, moi non. Mais ce fut là mon premier ailleurs, presque à portée de main tant nous étions sérieux dans la préparation de cet exil. Avant cela, j’avais comme tous les enfants, possédé un petit planisphère. J’éprouve une profonde fascination pour ces objets : planisphères, mappemondes, globes terrestres. Je trouve cela extraordinairement beau, indispensable. S’il y en a un où je me trouve, je ne peux m’empêcher d’aller le voir, le lire un instant, d’observer ses couleurs, ses polices de caractères, le faire tourner, si c’est un globe. Non pas pour l’analyser, juste pour m’y perdre. Pour reprendre le lien amorcé plus haut avec les guitares, elles me font le même type d’effet : si je viens chez vous et que vous en avez une, je ne parviendrai pas à m’empêcher de vous demander le droit de l’essayer. Lorsque je pénètre dans un lieu, quel qu’il soit, ce qu’il contient agit sur mon humeur. Si j’y trouve l’un ou l’autre de ces deux objets, je m’y sentirai plus disponible et mieux à l’aise que s’ils n’y sont pas. Je travaille dans un bureau sans fenêtre. C’est mon ancien studio de musique, insonorisé, d’où l’absence d’ouverture. Pour pallier à cet enfermement, j’ai placé sur un mur presque entier, une immense carte du monde. Conséquence de l’importance que celles ci ont prises dans ma vie. A l’âge de trente ans ( j’en ai à présent cinquante six ), j’ai entrepris, sur la seule base de guides, de plans, d’atlas et de cartes, la construction d’une version de moi même qui allait m’accompagner jusqu’à aujourd’hui. Moi qui n’avais jamais voyagé autrement que dans ma tête, ou en stop dans les limites du territoire qui constitue mon pays de résidence, comme beaucoup d’adolescents, voilà que soudainement, j’allais partir en Norvège. On m’y attendait comme guide touristique et je n’y avais jamais mis les pieds. Il y avait quelque chose d’incroyablement drôle et séduisant dans cette proposition. D’assez terrifiant aussi. Durant les quelques mois qui précédèrent mon départ, j’arpentai cette Nord -vegen, littéralement : route du nord, dans tous les sens d’une carte déployée sur ma table avec des guides Michelin, Gallimard, une bibliothèque de conteurs, d’explorateurs, d’historiens. Je me plongeai dans les cartes, les lettres, les symboles pour en extraire des trésors: Les cryptogrammes Samis sur les tambour chamaniques, formaient une cartographie mentale de ce peuple qui m’émerveilla lorsque j’en trouvai la traduction. Fridjof Nansen, Roald Amundsen, les convois de Mourmansk, Narvik, les explorations vikings… J’élaborai des récits à partir de tracés et d’histoire, de latitude, de longitude, de reliefs, de frontières. J’allais devoir rendre tout cela vivants, comme un acteur incarne un personnage, ici nommé Norvège, afin que personne ne doute de ma légitimité à guider ce lieu inconnu de moi. Bien sur, après toute cette préparation, il ne l’était plus tant que ça inconnu pour moi. J’en avais acquis une connaissance mentale qu’il restait à faire concorder sur le terrain. Nous étions en 1997. Il n’existait pas encore de GPS ni de smartphones. Tous les déplacements se faisaient cartes à la main. Mais très vite, dans ce pays de montagne, les cartes routières habituelles, si belles soient elles ( j’en ai encore plusieurs à la maison ) s’avérèrent insuffisantes. Ici, on ne compte pas les distances mais le temps. Un chauffeur routier avait eu l’idée génial d’appliquer ce constat à la cartographie. Durant plusieurs années, il nota chacun de ses déplacements, aller-retour, par mauvais temps ou par soleil, dans tout le pays : 2000 km du nord au sud, établissant des moyennes et finissant par obtenir un temps de déplacement précis pour chaque segment de route du pays. Ce travail titanesque, il le réserva d’abord, sous forme de photocopies, à ses collègues, ceux de sa compagnie de transport, puis, son employeur en fit une petite édition. Le bruit courait sur les routes qu’un gars un peu fou avait réalisé cet exploit de dresser une carte complète du pays uniquement sur les temps de route. Nous autres les guides cherchions comme un Graal quelqu’un qui pourrait nous en vendre une copie. Mais ce n’était pas dans le commerce. Il fallait pour l’obtenir gagner tacitement le respect des chauffeurs. Ceci acquis, un jour, l’air de rien, à la norvégienne, le gars qui conduisait votre bus vous tendait le précieux fascicule, accompagné d’une remarque du type : « don’t loose it and don’t copy it.» . Évidemment nous en fîmes quand même des copies mais seulement pour les compagnons de confiance. Sur certaines pages, on y ajoutait nos remarques personnelles. Aujourd’hui, 26 ans plus tard, je sillonne encore, pour mon plus grand plaisir, les routes de Scandinavie et je rigole avec mes vieux amis de ces temps archaïques, à l’heure des satellites. Entre mes voyages, j’ai commencé à écrire des livres, dans lesquels j’ai pris plaisir, sans surprise, à insérer des cartes. Pour le premier d’entre eux, tandis que, pour la millième fois, je corrigeai le texte à paraître et contrôlai les illustrations qui m’arrivaient, à l’heure des derniers envois à l’éditeur, je reçus la carte colorisé des expéditions vikings en Islande et au Groenland. Je m’apprêtai à la joindre au dossier après y avoir jeté un œil très satisfait quand , d’un coup, mon geste s’arrêta, sans savoir pourquoi, pris d’un doute informel. Je vérifiai attentivement une dernière fois ce chemin que je connais pourtant par cœur et c’est alors que l’impensable surgit. L’illustrateur, lui même sous pression du timing, avait confondu, dans les légendes : Islande et Groenland. Il les avait calligraphiés, le nom de l’un sur le territoire de l’autre. Vertige. Un mot à la place d’un autre et le monde change de visage.
Le voyageur immobile que je suis te remercie, j’ai vu un le nord, grâce à toi.
Pareil que Laurent, j’aime beaucoup votre histoire, cette histoire, merci.
Un jour, le voyage du nord… celui-ci est déjà une belle entame, et ta présence dans le texte en donne toute la chaleur et convivialité,
Ce texte me parle beaucoup ; d’autres noms de lieux, d’autres atlas m’ont accompagnée, d’autres rêves, mais le même mécanisme à joué.
A propos d’un guide qui découvre le lieu en même temps que ses touristes, connaissez vous « Tempo di Roma » d’Alexis Curvers ?