CINQ OCTOBRE MILLE NEUF CENT QUATRE-VINGT-HUIT, c’est l’après-midi, le soleil continue de taper fort, l’été a du mal à quitter ces terres, le port est à droite, mais de là où nous sommes, nous ne le voyons pas, du haut du septième étage d’un immeuble français, qui en compte le double, nous surplombons un parking, des arrêts de bus, une fontaine, des arcades haussmanniennes, un hôpital, alors le plus grand du continent, de cette perspective, en contrebas, tout est plat, les routes sont des tentacules qui par endroit se mordent la queue, les rues sont étrangement calmes, des fourgons de police bloquent les issues, on n’entend plus rien, on n’entend plus les cris, on ne voit plus les mouvements de foule, comme des vagues houleuses depuis ce septième étage, il y a un calme de plomb, l’automne n’arrivera jamais cette année, ni celle d’après, l’été finira par brûler ceux qui l’adorent, ni la mer ni sa largesse ne saura l’éteindre, les hommes ont saigné, les oiseaux se sont tus, le ciel est vidé, de loin en loin on entend une sirène rugir, un talkie-walkie grésiller, de loin en loin, seul un canon affronte l’astre dévorant, VINGT-NEUF OCTOBRE MILLE NEUF CENT QUATRE-VINGT-NEUF, après avoir servi des lentilles à ses enfants assis autour de la table, elle rejoint encore ce mirador, ce balcon du 7ème étage, elle aime contempler les autres qui habitent cette ville, qui s’affairent sous son balcon, qui s’agglutinent, forment des nuées, se séparent, se rencontrent, se faufilent sur cette place immense dont la fontaine est œil du cyclone, elle se cramponne à la balustrade, comme toujours, son gouvernail, quand elle se trouve sur ce pont, à contempler la ville comme une mer parfois houleuse, parfois calme, à contempler les toits des immeubles à la parisienne qui rencontrent au loin les terrasses de la vieille ville arabe, comme des vagues successives venant lécher des rochers téméraires, en face les maisons et les petits immeubles dégringolent le versant de la colline qui va s’écraser dans la mer, cette mer qu’elle ne voit pas de là où elle est, mais le paysage de cette ville n’en est qu’un miroir, l’amoncellement des toits, les perspectives et les points de fuite, les mouvements qu’ils dessinent forment son véritable océan, et elle aime à s’y noyer, mais ce jour-là, la réalité dépasse le rêve, et elle est tout à coup comme emportée, elle se sent ballotée par des courants, elle se voit partir avec son balcon, elle tangue, tout l’immeuble tangue, en avant, en arrière, c’était la première secousse, bientôt elle entend des cohortes d’hommes et de femmes, bébés aux bras, dévaler les escaliers, rejoindre la terre d’en bas, quitter les hauteurs et trouver refuge sur la terre ferme, celle-là même qui s’éventre, elle les voit former une masse de plus en plus nombreuse à ses pieds, elle trouve enfin la force de desserrer sa prise et de quitter sa balustrade, elle court à l’intérieur de son appartement, elle court dans son hall, elle vole à travers les étages, avale les marches, elle rejoint les autres et tous ne forment plus qu’un corps, ANNÉES QUATRE-VINGT-DIX, il n’existe plus qu’une seule saison, il n’existe plus qu’un seul mois, il n’existe plus qu’une seule journée, bientôt les fourgons de police ont laissé place à des tanks, les passants affairés à des hommes en barbe, les badinages quotidiens à des vociférations assassines, bientôt, elle ne pouvait plus rester longtemps au balcon, bientôt on a installé des rideaux de plomb pour couvrir les regards, bientôt, des armes pointées vers tous les étages pour interdire la rue au peuple, bientôt le couvre-feu, la fontaine a tari, on coupe l’eau, on assoiffe le peuple, de temps à autre, on coupe l’électricité, et voilà la ville plongée dans le noir, on ne peut plus voir par le balcon, le versant de la colline où la nuit s’illuminait de toutes les fenêtres qui étaient autant d’yeux ouverts, mais qui sont maintenant aveugles, le peuple devient sourd, les sirènes et les alertes deviennent sa seule musique, le matin quand le soleil revient, ce sont les files d’attente, on attend pour le lait, on attend pour le pain, le peuple est prostré, il attend, le parking qui accueillait les jeux de ballon des garçons s’encombre bientôt de tas de ferraille et de déchets, les rats sont partout, ils couinent de plaisir, elle les voit, quand elle risque un œil en bas, piétiner heureux ce qui fut sa plage, se baigner impunis dans son océan.
Lamya, ton texte est très émouvant. Il m’a pris comme une houle de la mer si présente.
Merci mille fois pour ce beau texte et pour le bon moment de lecture qu’il m’a procuré !
Lanya on est effectivement sur ce balcon et on assiste impuissant, à la déréliction des habitants. Bravo et merci
Les rats couinent de plaisir … terrible cette phrase et en même temps elle explique tellement bien. J’ai noté aussi un /immeuble français/ ce qui m’a fait aussitôt penser à un portrait de Fabienne Swiatly /une femme noire/ …