Tu te réveilles Anna, dans la nuit noire de ton lit d’hôtel, la chambre tournoie autour de toi mais au dedans c’est un autre lieu qui tournoie, la salle de classe à peine entrevue tout à l’heure pendant la visite, et maintenant te voilà, plantée debout au milieu, tremblante à l’idée des petits qui seront là demain, il te manque tellement pour te faire une idée intérieure suffisante de cet endroit, il faudrait pouvoir balayer du regard ce qu’elle contient, d’abord le coin avec les petites tables multicolores, tables rondes c’est bien pour travailler à plusieurs, leurs surfaces colorées comme du formica contemporain mais tu ne sais pas en fait, en quoi elles sont faites ni quelles sont leurs couleurs exactes ni si le plateau est abîmé creusé déjà par les dessins au stylo ou les écorchures aux ciseaux, pas exprès bien sûr mais le matériel s’abîme au fil de la fréquentation, juste après les tables la baie vitrée qui donne sur la rue, le décor d’immeubles derrière, les reflets les façades, la lumière et la chaleur qui viennent jusque dans la classe malgré le voilage transparent, où peut-être qu’il y a la clim, tu ne sais pas, là d’où tu viens il n’y a pas de clim dans les classes, de l’autre côté de la baie c’est le coin avec le canapé d’angle, un moelleux d’apparence, le tapis rose devant, le confort de cet endroit où on pourra lire, chanter, parler, pour l’heure tout est bien rangé, rien qui traîne, les posters bien en place au mur mais que représentent-ils, connaîtras-tu les personnages, sauras-tu de quoi parlent les enfant, poursuivant le balayage ton regard sur l’étagère, c’est là qu’il faudrait pouvoir avancer, tendre la main, explorer chaque rayonnage, prendre des repères, savoir ce qu’on a pour savoir quoi faire mais non, te voilà projetée dans cette classe dès demain matin sans avoir pu faire connaissance avec le matériel à ta disposition, et dans la nuit noire de ton lit d’hôtel, dans la lumière aiguë de ton panoramique à trois-cente-soixante degrés au milieu de la classe tu te demandes bien pourquoi, comment on en est arrivé là, comment et pourquoi c’est toi qui te trouves dans cette situation de devoir commencer à faire la classe sans savoir rien du matériel disponible, et dans la nuit noire de ton lit d’hôtel autant que dans la lumière aiguë de ton rêve panoramique éveillé, cette question se mue en obsession et résonne, une incantation cauchemardesque, tu poursuis le tour sans pouvoir toucher l’étagère ni approcher ce qu’elle contient, ravale ta frustration aussi de ne savoir plus très bien quel est l’espace entre cette étagère et la porte d’entrée, il y a bien les petits porte-manteaux au mur et des bancs dessous mais combien, quelle est la vastité de cette antichambre de ta classe, et poursuivant le tour les questions sans réponse s’accumulent comme les feuilles tombées des arbres à l’automne, bientôt la classe en est pleine, ton œil horizontal continue de tourner jusqu’à la deuxième étagère qui sépare l’antichambre aux porte-manteaux de l’espace avec les petites tables rondes, une seconde fois, privée de tout mouvement tu regardes de trop loin l’étagère, le matériel qui ressemble à des bouteilles de peinture des ramettes de papier des pots contenant ciseaux pinceaux feutres crayons de couleur ou crayons gris, l’abondance te rassure vaguement, mais est-ce qu’il y a du papier crépon, nul ne sait, et quel livre lira-t-on pour commencer, tu as oublié l’horaire de la récréation, qui est l’enseignante de la classe d’à-côté, pourra-t-elle te renseigner, auras-tu le temps de demander, de croiser quelqu’un qui te rassurera, et les enfants et les parents comment réagiront-ils à ta présence dans la classe, finalement ont-ils bien été prévenus du départ de – comment s’appelle-t-elle déjà – et de ton arrivée, les questions continuent de tomber, peu à peu remplissent la pièce avec leurs ocres et leurs craquements légers, ça tourne, le niveau monte, il va falloir sortir bientôt si tu ne veux pas être ensevelie.