La montée ressemble parfois à une allée de parc sous une forêt de hêtres et de sapins. Elle est toutefois barrée par intervalle régulier de rigoles pour évacuer l’eau. Surprenantes en descente, elles n’en sont pas moins déstabilisantes en montée. Après des embardées de quelques roues motrices, le petit groupe atteint le col à hue et à dia. Les portes du tunnel sont fermées, plaquées par le vent contre l’entrée. Le vent siffle. G.H. ouvre difficilement le portillon. Il glisse un bloc de pierre pour le retenir. Ses compagnons se glissent dans la semi-obscurité. De palôtes ampoules électriques, 4 ou 5, éclairent toujours les 600 mètres de boyau. Le sol est humide, moins boueux qu’autrefois. À la sortie, ils rivent les yeux vers l’auberge. Elle est ouverte. Ils ne retrouvent plus la maîtresse de céans. Elle est partie travailler dans la vallée. Deux automobiles noires sont garées en file indienne le long de la barrière. La clairette coulera-t-elle toujours à flot ? À peine arrivés les nouveaux propriétaires les servent généreusement. Ces derniers ont dû évacuer aux premières semaines la ligne de front et ne veulent plus désormais revenir sur le champ de ruine qu’est devenu leur village la guerre finie. Rien ne les décrochera plus des flancs de la montagne, sinon une avalanche. Ils commencent même à changer d’accent, adoptant celui de leurs clients les plus fidèles.
Il discute avec l’hôtelière, qui alimente le feu de temps en temps. Les automobilistes deviennent de plus en plus fréquents et n’ont plus les mêmes attentes : il ne mange plus de la même façon ni les mêmes mets, comme si les fourrures qu’ils portent indiquaient leur préférence de régime alimentaire, ne se prélassent plus autant en terrasse, sautillent pour se dégourdir les jambes et rechignent à passer la nuit quand ils peuvent d’un coup de manette se rendre à la ville dans la vallée ou aux premiers villages sur le plateau. Certains ne s’arrêtent même pas, manquent d’écraser une poule dans les virages. Pour les contenter elle abuse des viandes et des plats en sauce, parfois la somnolence les gagne après la gelée de framboise ou le flanc au caramel et ils choisissent alors de rester là, retenus par la chaleur du feu et par la clairette. Ils ramènent plus vite et de plus loin les nouvelles du pays, et rendent parfois quelques services de transport d’objets ou de personnes. Quelle drôle de clientèle ! Il lui faudrait un parking un jour.
Ça y est, ses pieds ont pris l’eau. G.H. qui le précède grommelle au milieu des clapotis. Sa lampe acétylène éclaire les flaques et les parois suintantes taillées à même la pierre. Leurs voix résonnent. Ils ont l’impression d’avancer sur un tapis de limace. La lumière du ciel forme un demi-ovale à la sortie du tunnel. Ils en sortent enfin, éblouis. De prairies et de forêts vertes et brumeuses ils passent à des reliefs secs et bleutés dessinés d’un fin trait. Ils gagnent la barrière en face d’eux. Elle donne une impression de précipice avant que n’apparaissent en s’avançant les bas-reliefs et les lacets menant au fond de vallée. Ils regardent et raclent leurs souliers de cuir boueux sur le rebord de pierre. V. a traversé pieds nus de peur perdre ses sandales. Des cris de salutations les accueillent à leur gauche, sur la terrasse de l’auberge.
Ils montent les dernières rampes dans la chaleur étouffante de la fin d’après midi. G.H. à peine arrivé plonge dans le bassin de l’auberge, au grand damne des truites en résidence temporaire. Chatouillé par leur frôlement, il agite tellement les bras qu’il propulse l’une d’elles hors du bassin, dans un vif éclat argenté. Elle se cabre et virevolte au sol, se rapprochant du muret de soutènement. L’hôtelière jaillit du corridor de la maison cantonnière et la saisit avant qu’elle ne chute, l’entourant d’un chiffon. Elle se tourne vers l’homme maintenant torse nu et dans un éclat de rire lui présente son repas du soir, s’il y consent. Il répond élégamment, elle propose aux autres le même menu à condition qu’ils lui ramènent chacun leur plat principal à la cuisine. Ils s’exécutent, plus ou moins rapide selon leur état de fatigue et de dextérité. Ceux qui ont passé du temps enfants les pieds dans une rivière sont les plus rapides. Depuis le belvédère, clairette à la main, séchant au soleil, ils observent maintenant leurs compagnons monomultipliés quelques virages plus bas : ils ont mis pied à terre dès le début du col. Une patache les suit, soulevant un nuage de poussière.
B.K. et D. L. les invitent à partager leur table, sous la tonelle. C’est la seconde fois qu’ils se croisent cette année. Ils demandent à l’accorte aubergiste des verres de clairette supplémentaires. G.H. pose les pieds sur la rambarde de fer forgé. Ils portent un toast à leur journée. Ils dormiront là ce soir.
C’est la voiture de Die. Elle ravitaille l’auberge en pain, céréales et vin, puis s’en va vers le plateau. Les chevaux s’ébrouent dans le tunnel, leurs hennissements étouffés s’éloignent peu à peu. Leurs amis arrivent enfin, recouverts d’une fine couche de poussière blanche. Ils posent leurs machines contre les caisses de bouteilles qui n’ont pas été encore rentrés.
Dans le tunnel, ils croisent et reconnaissent au son de sa voix D. de Grenoble. Se serrant la main dans l’obscurité, ils décident de rebrousser chemin vers l’esplanade de la maison cantonnière. Il utilise depuis quelque temps une rétrodirecte Magnat-Debon, dont il est satisfait. Les résistances passives ne sont pas si importantes qu’on le croit, et cela le dégourdit, le sort de la monotonie et l’amuse de sentir ses jambes changer de sens. Tous essayent la machine sur la dernière rampe devant l’auberge. Une course de lenteur est organisée entre D. et B., entre rétro et direct, avec M. S. qui les suivra à pied en arbitre, prenant au pied de la lettre les arguments de l’Homme de la montagne. La rétro gagne haut la main sous les rires des comparses.
Ils font halte à la terrasse du refuge. G.H. propose d’enlever les chaînes pour dévaler la pente avec l’équivalent d’une roue libre. La condition est acceptée à condition d’aller couper des fagots sur la pente derrière le bâtiment. B. s’en charge, empruntant dans la remise une herminette à l’aubergiste. Des branches de pins feront l’affaire. En l’attendant après avoir dérivé les chaînes rassemblées dans plusieurs petits sacs étiquetés, G.H. discute autour d’un café avec un couple aux airs de chemineaux. L’été, ils sont chanteurs populaires et vont de village en village, donnant de la voix sur les marchés et dans les fêtes votives. Leur répertoire s’étoffe au fil de leurs pérégrinations. Ils ont été ravis de découvrir des airs de batellerie en remontant le Rhône. Ils entament une démonstration de chanson d’amour mélancolique dans l’air frais du matin. Légèrement en retrait, M. S. étend nonchalamment ses jambes sur la balustrade, dégageant sa robe bien en deçà du genou. Elle contemple quelques éraflures que lui a values une mauvaise chute la veille, en espérant qu’elles ne laissent pas de cicatrices. La ligne de ses jambes s’accorde bien avec l’horizon des montagnes, pense-t-elle, pour autant qu’elles aient encore assez de force aujourd’hui. Elle embrasse des yeux le paysage bleuté. Lorsque B. revient traînant au bout de cordes les amas de branches, le couple de chansonnier entonne un refrain destiné à traverser les rapides sans écueil. Sur cet air dramatiquement solennel, chacun prend le soin de nouer la corde sur sa machine respective. Gare à ne pas s’emmêler les pinceaux. Après dernières salutations, l’équipée se lance dans la descente suivie d’une auréole de poussière, qui permet au couple de suivre leur progression en chantonnant.