4 tentatives pour retrouver la signora G.

…s’absorber dans la contemplation des plantes en pots de la signora G. des pots de différentes couleurs soigneusement alignés sur une petite planche à mi-hauteur de la fenêtre donnant sur la ruelle où il attend regardant ces pots où se dessèchent des fleurs roussies des succulentes décharnées se demandant si la signora G. reviendra bientôt reviendra un jour…

Où peut bien être, que peut bien faire la signora G. pendant qu’il l’attend devant sa fenêtre ?


Hypothèse 1 : l’éblouissement

S’arrêtant en plein soleil sur la grande place après avoir descendu la via Archimede comme hébétée par tant de lumière tant de chaleur sous laquelle sa peau semble se rétracter dans un frisson de plaisir une joie immense dont elle jouit seule dans cet éblouissement après les jours si longs sous l’éclairage artificiel de la clinique ou dans la pénombre de l’appartement de sa fille les nuits passées à veiller les visages assoupis leur sommeil léger jamais pacifié ne ménageant pour elle qu’un peu de repos préférant profiter d’une heure de liberté pour marcher dans la chaleur de midi se dégourdir les jambes après les heures recluses à entourer la nouvelle née et la jeune mère les nerfs vrillés guettant le souffle plus ou moins court plus ou moins ample d’une vie nouvelle si incertaine l’attente interminable que la vie gagne enfin avant la guérison le soulagement qui dans le dos la nuque détend les muscles noués avant le bonheur de respirer l’air chaud même trop chaud en repensant à l’élan inattendu de sa fille l’enlaçant tendrement blottissant son front dans la courbure de son cou un geste resurgi des années d’enfance de Beatrice comme un rituel ancien de l’amour immense qui les a liées en ce temps-là avant de nourrir les griefs et l’adolescence tempétueuse de sa fille et maintenant avancer comme étourdie dans la résurgence de cet amour avancer sans but pénétrée du bonheur de savoir la petite sauvée éprouvant les yeux fermés la brûlure du soleil sur ses épaules nues la légèreté de cet instant écoutant les éclats de voix des jeunes filles qui la devancent sur le trottoir toute autre préoccupation envolée reléguée si loin dans son esprit l’idée d’envoyer un message au jeune français qu’elle doit héberger de contacter sa voisine afin qu’elle le guette lui donne les clés de sa maison alors que rouvrant les yeux elle traverse la rue pour aller s’abriter dans les ombres touffues du parc et déambuler la tête levée vers la cime des grands pins parasols.

Hypothèse 2 : l’amnésie

En descendant d’un bus à la gare routière de Digne-les-Bains, la signora G. aura glissé et chu sur le rebord d’un trottoir que sa tête aura malencontreusement heurté, provoquant un léger traumatisme crânien assorti d’une perte de connaissance. Se réveillant le lendemain à l’hôpital, elle ne saura dire comment elle s’appelle ni d’où elle vient. La valise retrouvée à ses côtés ne contenant que quelques vêtements de rechange et une trousse de toilette, rien ne permettra de l’identifier. Il est probable qu’elle voyageait avec un petit sac contenant ses papiers et son téléphone mais vraisemblablement quelqu’un aura profité de l’affolement consécutif à sa chute pour le lui dérober. Seul son accent pourra donner au personnel hospitalier une indication sur la nationalité d’Antonia Galardi. Un appel à témoins sera lancé. Hormis sa mémoire enfuie, ses autres facultés cognitives seront intactes. Bientôt, un nom reviendra à son esprit. Anna-Maria Baldi, c’est le nom qui s’imposera dans son esprit avec des souvenirs qui apparaîtront comme des flashs et disparaîtront d’une façon tout aussi foudroyante. Anna-Maria Baldi, un nom qui ne donnera rien aux enquêteurs, une promesse avortée de découvrir l’identité de la patiente amnésique. Dans la maison de repos où elle résidera après l’hôpital, la signora G. tentera par l’écriture de relier entre eux les flashs qui envahissent sa conscience, de reconstituer une mémoire qui n’est peut-être pas la sienne. Elle prendra de plus en plus goût à écrire. Ni sa fille sur le point d’accoucher ni son fils incarcéré à la prison de Sollicciano n’auront vu l’appel à témoins transmis à quelques journaux italiens. Pas plus ses amis ou ses voisines. Seule l’amie chez qui la signora G. a passé quelques jours avant sa chute à la gare de Digne aurait pu reconnaître Antonia – malgré son front tuméfié et ses yeux perdus – sur la photographie publiée dans les pages et sur le compte twitter du Dauphiné Libéré deux jours après l’accident. Mais le lendemain du départ d’Antonia, son amie se sera envolée vers le Japon pour un séjour de plusieurs mois. Dans l’esprit de la signora G. entièrement mobilisé par l’écriture de souvenirs qui ne sont pas les siens, toute trace du jeune français qui doit séjourner chez elle se sera évaporée. Bientôt elle entreprendra le récit de sa vie depuis l’accident et s’emploiera à écrire des hypothèses sur les souvenirs qui l’assaillent, sur l’identité de cette Anna-Maria Baldi qui colonise son esprit.

Hypothèse 3 : l’interpellation

La signora G. va être interrogée par le commissaire Gabriele S. Cela fera bientôt cinq heures qu’elle est retenue au commissariat après avoir été interpellée lors de la manifestation de protestation contre l’évacuation du squat où vivait son fils. Le commissaire est furieux de cette interpellation qui, sans qu’on puisse la qualifier de brutale, a toutefois été un peu trop musclée s’il en croit la vidéo qu’on vient de lui montrer. Il imagine le tollé que provoqueront ces images qui commencent à tourner sur les réseaux où l’on distingue nettement la signora G. vivement bousculée par un carabiniere à qui elle montrait quelque chose qu’on ne voit pas, sous le champ de la caméra. Excès de zèle ? Non, éviter impérativement cet élément de langage. Le commissaire s’apprête à libérer la signora Galardi contre laquelle aucune charge ne peut raisonnablement être retenue et à lui présenter toutes ses excuses. Mais avant sa remise en liberté, il aimerait bien obtenir – l’air de rien –quelques renseignements sur le groupe libertaire dont fait partie son fils. Gabriele S. est un homme très avenant, passé maître dans l’art de prêcher le faux pour recueillir le vrai. D’un naturel chaleureux, il met facilement en confiance les prévenus qu’il interroge sans avoir à jouer une quelconque comedia. Face à lui, vient d’entrer cette femme d’une cinquantaine d’années, athlétique, dont le sourire et le franc-parler impressionnent. Il serait illusoire de croire qu’elle donnera quelque renseignement que ce soit en pensant agir pour le bien des jeunes ni qu’elle se laissera embobiner dans une discussion à bâtons rompus et encore moins fléchir par une quelconque menace aussi incidemment formulée que résolument niée. L’interrogatoire débute dans une ambiance bon enfant, le commissaire ayant choisi de s’en remettre à un questionnement empathique et de voir venir… Mais très vite Gabriele S. se sent comme paralysé face à Antonia Galardi. Il est véritablement troublé par la présence de cette femme qui – il finira par se l’avouer le lendemain – a quelque chose d’irrésistible. S’en suit un dialogue confus, totalement improductif du point de vue des informations obtenues, laissant place à des silences et des sourires gênés de part et d’autre. Du reste, le commissaire Gabriele S. laisse rapidement tomber toute velléité d’obtenir des renseignements sur les amis du fils d’Antonia. De son côté, la signora G. trouve un peu étrange le comportement du commissaire, fort sympathique au demeurant. Elle revient sur le fait qui a déclenché sa colère suivie de l’intervention musclée du carabiniere, à savoir le piétinement de son téléphone portable pulvérisé sous les semelles dudit carabiniere.  Elle se demande comment elle pourra désormais contacter le jeune français qu’elle doit accueillir et qu’elle n’a pas pu prévenir de son contretemps inattendu.

Hypothèse 4 : la piscine

Du bureau vitré où elle s’entretient avec le directeur de la piscine, Antonia peut en tournant légèrement la tête apercevoir la surface bleutée de l’eau contrastant avec l’ocre rouge des briques murales, du sol carrelé et reflétant la lumière extérieure que diffusent les hautes fenêtres cintrées          travailler ici serait un rêve         vous savez je nage toujours le 100 mètres en moins d’une minute      59 secondes pour être précise          ce serait un rêve à la hauteur de ses désirs           commencer une nouvelle vie            ne plus se conformer à ce qu’on attend d’elle       être une jeune grand-mère dynamique     une femme seule devant assumer joyeusement sa solitude     une bonne voisine      une femme engagée         toujours présente pour les autres        100 mètres en moins d’une minute     est-ce vraiment elle qui a prononcé ces mots ?            le directeur acquiesce     il ajoute au cas où cela la préoccuperait que son âge ne sera nullement un obstacle à son embauche             de toute façon un test sera proposé à chaque postulant retenu après l’entretien : 200 mètres 4 nages, sauvetage d’un mannequin à deux mètres de profondeur, animation d’une séance d’aquagym             elle veut donc quitter F. ?          oui     elle a une vie bien remplie        mais voilà   l’envie de découvrir autre chose        maintenant que les enfants sont partis         le directeur sourit, pose d’autres questions        si elle est disponible, le test pourrait se dérouler le lendemain matin            elle en conclut qu’elle a passé avec succès l’épreuve de l’entretien          demain à 10 heures           le directeur se lève pour aller chercher un document           Antonia regarde la surface de l’eau fendue par la longue brasse d’une femme        quel plaisir ce doit être de nager ici          quitter F.   sa vie de quartier   son passé           prendre le large        et recommencer autre chose    ailleurs              une illusion ?               dans son sac son téléphone ne vibre pas          le directeur se rassoit et lui tend un document à compléter            dans son sac son vieux téléphone ne reçoit plus les sms      Antonia ne s’en est pas encore rendu compte      elle signe un document      elle s’imagine que le jeune français qu’elle doit accueillir a reporté son arrivée à F.

© Muriel Boussarie, Venise, 2018

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.