Le steamer s’achemine lentement vers l’embouchure du Canal de Suez qui nous permettra d’atteindre plus rapidement la Mer Rouge. Nombre de navires et transporteurs ont transité par ce chenal. On observe attentifs sur le pont l’avancée du bateau sans encombre, les berges sembles nues et peu hospitalières, avec leur apparence sablonneuse. Des pontons de bois jalonnent les quais et les dangers sont nombreux, signalés pour quiconque s’aventure sur ce chemin nouvellement creusé par les hommes pour faciliter le commerce et les échanges internationaux. Des militaires conversent, immobiles sur le pont. J’en reconnais certains dont la silhouette m’est familière. Albert Duchemin a aujourd’hui 63 ans, ce haut dignitaire plein d’expérience a déjà fait ses preuves. Il est en train d’échanger avec de Granprey, l’un des lieutenants-colonels réquisitionné pour l’expédition. Celui-ci émet un avis qui dénote un certain enthousiasme –« J’étais sceptique à l’origine de cette initiative mais le percement de l’isthme de Suez me semble désormais une bonne chose pour la navigation maritime et les échanges marchands ; il met en place un gain de temps ce qui n’est pas négligeable pour le commerce et l’industrie ». Albert Duchemin paraît répondre au même engouement : « Mon cher ami vous voilà partager l’avis d’un capitaine d’industrie … ». Je ne peux m’empêcher d’entendre leurs remarques et la conversation semble s’animer davantage lorsque l’un des militaires dont j’aperçois le profil anguleux se hasarde : « Avez-vous vu le tableau de l’inauguration du canal avec l’Impératrice Eugénie à bord de l’Aigle, une vraie splendeur… ? ». Des sourires entendus surgissent, les signes de connivence se renforcent et s’accompagnent de confidences : « Figurez-vous mon ami que j’étais à bord de ce navire »s’exclame Duchemin soudain animé d’une forme d’émotion qui sied mal au haut dignitaire qu’il est devenu, habitué à la plus stricte des retenues.
Je viens tout juste de sortir de Saint Cyr et je m’accommode de cette première mission qui m’est confié. Édouard Riou nous accompagne et peint sur le motif une série d’aquarelles destinées à faire un album souvenir à la demande expresse de Ferdinand de Lesseps, fondateur de la Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez et l’heureux initiateur de ce projet pharaonique. Voici Port Saïd la ville nouvellement construite, déjà l’une des plus prospère du littoral, après les lagunes de Menzaleh. Sur le papier, je vois les couleurs fuser avec délicatesse, le peintre restitue à l’aide de quelques traits la vérité du paysage.
Je ne suis plus depuis longtemps la conversation entre Duchemin et de Granprey, trop absorbé par les paysages qui défilent à perte de vue. La manœuvre est délicate dans le canal car de nombreux bans rocheux sont visibles et menacent les embarcations. Il est prudent de se tenir à distance. Chaque rive scrutée ressemble à un désert parsemé de quelques arbres desséchés. Nous avançons plus lentement, les gars s’amusent un instant sur le pont et saluent l’équipage d’un bateau qui poursuit son chemin en sens contraire mais qui finit par accoster pour nous laisser la voie libre il faut dire que le chemin est des plus étroit. Le nez au vent, je regarde les alentours ; la terre semble sèche et poussiéreuse. Serait-ce des bancs de sable qui émergent sur les côtés du canal ? Leur aspect ressemble à de la neige avec le miroitement du soleil qui nous aveugle. Il a fallu creuser ce passage ; j’imagine le labeur acharné des Egyptiens réquisitionnés sous le soleil de plomb et travaillant à grands coups de pelles ou de pioches pour remuer la boue tandis que l’odeur d’hydrogène sulfurée qui s’en échappait les incommodait. Un voilier passe et derrière nous se profile un autre bateau à vapeur. On prétend que ce canal est « libre et ouvert en temps de guerre comme en temps de paix » sans distinction de pavillon je ne sais pas si c’est vrai. Le steamer a ralenti volontairement. La conversation ne tarit pas entre les militaires gradés, visiblement soucieux de la manœuvre en cours.
-Vous voyez comme l’Aigle avance avec la plus grande prudence dans ce qui peut s’apparenter à une véritable tranchée creusant à vif les collines -Cela ressemble assez à cette « agrafe entre deux mers » décrite Théophile Gautier -Jamais rien vu de pareil …on se croirait au Sahara, le désert doit ressembler à ça j’imagine – c’est vraiment sec et aride pas de végétation à part ces buissons rabougris à flanc de colline- La lenteur du navire nous permet de mieux apprécier le paysage sous le soleil au firmament qui darde ses rayons, peut être surgira -t-il un mirage quelque part- nous attendons l’oasis mais elle tarde à venir. Riou a fini déjà quelques esquisses que je découvre avec plaisir. Je vois le lac Menzaleth, vaste plaine liquide qu’il a fallu assécher et creuser pour construire le canal. Je vois la terre asséchée de ses rives où quelques bédouins surveillent des dromadaires au repos. C’est là que Port Said surgit, ville créée de toutes parts des mains de l’homme.
Tout en laissant les militaires poursuivre leur débat sur le pont, rivalisant de courbettes et de déclarations obséquieuses, j’observe par-dessus bord les traces laissées par notre passage et les remous faits par l’hélice dans les fonds marins-on dirait que les bandes sablonneuses vont s’ébouler ou que les quais vont disparaître sous les flots alors je m’interroge : existe-t-il un risque d’enlisement, la terre semble si friable… mais depuis trente ans que ce canal existe j’imagine qu’il ne peut s’écrouler comme un château de cartes. L’itinéraire est fixé désormais : nous suivons la ligne d’extrême Orient empruntée par les messageries maritimes. Après Marseille et Alger, l’itinéraire passe par Port Saïd à l’embouchure du Canal, étape primordiale avant les lacs Menzaleh, Kantara, le lac Timsah, Ismaïlia et les lacs amers qui précèdent la plaine de Suez. Seul inconvénient nulle place pour le tourisme, il ne s’agit pas vraiment d’un voyage d’agrément.
C’est par le chenal que le bâtiment arrive. Les vagues se brisent avec fracas sur les jetées, l’écume blanchit les blocs de pierres. Le port de Port Saïd est très vaste et comporte trois bassins distincts. Dans l’un d’eux, des chalands attendent des marchandises avant qu’un remorqueur ne les reconduise à l’entrée du port. Nous nous dirigeons vers celui qui est destiné à accueillir les gros paquebots. Bien sûr tous les égards dus à l’Impératrice lui sont rendus dans la plus belle des allégresses. Il est temps de débarquer enfin au milieu de la foule qui applaudit à tout rompre. Je choisis de m’éclipser un temps. Je gagne le quai, impatient de déambuler dans ces quartiers construits récemment. La ville nouvelle a l’allure d’une cité européenne. Les provisions y sont abondantes et dans le brouhaha de la foule les échos d’un café-concert incongrus nous appellent. Riou brandit l’esquisse prise sur le vif dans la rue fréquentée et je jette un coup d’œil admiratif au croquis du plus bel effet réaliste.
Nous sommes enfin arrivés à Port Saïd, cet endroit que l’on présente comme construit sur ce qui était autrefois une plage délimitant l’Europe de l’Asie mais tout cela ne m’a guère impressionné et nous y avons accosté car il faut bien nous ravitailler en charbon et en provisions. Il est aussi crucial de vérifier l’état des chaudières. Les pavillons de tout pays flottent au vent accrochés à de longues hampes. La terre semble inhospitalière à première vue : juste une bande de sable nue et sans verdure aucune, avec l’eau jaunie par le Nil qui se déverse plus haut. Le bateau stationne au poste d’amarrage qui lui est réservé à distance du quai et nous faisons escale une dizaine d’heures. Sirènes à vapeur et sifflets stridents déchirent le silence par intermittence. Je regarde avec attention le quai qui nous fait face et je remarque les maisons avec un seul étage et de grands balcons. Bien placé se dresse le grand hôtel continental indiqué par une pancarte affichée sur ses murs. Pourtant même si indigènes, touristes et marins se croisent c’est sans commune mesure avec l’agitation rencontrée lors de l’embarquement à Marseille.
Sur l’Aigle, les mondanités se poursuivent avec l’Impératrice Eugénie et sa cohorte de dames de compagnie et de représentants. Mais j’apprécie beaucoup mes échanges avec Riou et la délicatesses de ses aquarelles est vraiment singulière. Devant nos yeux ébahis les merveilles du monde surgissent. Je vois la ville Kantara apparaître : elle dispose d’un bac permettant aux caravanes venues d’Egypte ou de Syrie de passer sur l’autre rive. De braves chameliers attendent avec leurs bêtes, harnachées et dressées comme des chevaux.Les chameaux accroupis ou debout s’endorment paisiblement la nuit tombée. L’esquisse de Riou est très prometteuse et restitue le pittoresque du tableau mis sous nos yeux. Après Kantara, le paquebot poursuit sa route et traverse les lacs Ballahs sur une vingtaine de kilomètres. Pas un oiseau sur ces terres arides.
Au loin, le débarcadère surgit et les mouettes décrivent des cercles à distance de la rive. Des barques innombrables et des canots à moteur arrivent au port ou s’en éloignent dans un incessant mouvement. Beaucoup de navires de guerre nous ont déjà précédés ainsi que des steamers, des paquebots imposants français, anglais ou égyptiens. Comme toutes les formalités restent à faire et que le ravitaillement est nécessaire avant de franchir la Mer Rouge le choix est tombé sans doute par commodité de nous laisser quartier libre jusqu’à la nuit tombée, ce qui nous laisse largement le temps de déambuler dans la cité. Des canots à vapeur accostent le bateau et repartent en direction des quais. Nous débarquons sur une sorte d’appontement en bois.
En débarquant du paquebot l’Aigle, la première construction qui jaillit comme le signe de la nouvelle ville se trouve être le grand hôtel anglais destiné à accueillir de nombreux touristes. Une station de chemin de fer est présente sur le quai. Le ciel est d’un bleu incomparable. Je m’aventure dans la vieille ville : celle-ci a conservé ses maisons blanches et carrées aux murs blanchis à la chaux. Les rues sont tortueuses et désorientent le visiteur, formant un méandre indescriptible. De vieux tapis étendus protègent du soleil et apportent de l’ombre à la rue. L’animation est grande dans les bazars. Dans une boutique, des hommes coiffés de turbans s’affairent et cousent avec une technique sans faille un manteau.
La ville est construite sur une sorte de promontoire de nature argileuse. A l’Est s’élèvent les collines de l’Arabie et tout au nord se devinent les plaines du désert. La terre est des plus sèche et comme calcinée par le soleil de plomb sous un soleil bleu écru les navires animent cette étendue désolée et inhospitalière. Je découvre quelques maisons de style européen dans les quartiers nouveaux et de nombreux logements en barreau pour les employés avec de large véranda qui semblent typiques. Les vastes établissements de la compagnie péninsulaire anglais et de l’administration française des Messageries s’imposent dans les abords du centre. On emprunte la rue du gouvernement plus animée et conseillée par un guide local ; des habitants natifs déambulent dans les rues vêtus de longues tuniques et coiffés d’un turban. Ils se mêlent à des occidentaux reconnaissables à leurs costumes bien coupés ; l’un d’eux tient une ombrelle qui le protège du soleil et de sa réverbération. La misère tranche avec l’opulence affichée de certains car sur le trottoir qui nous fait face des vagabonds en plein soleil assis sur le sol mendient et tendent leurs mains, cela me rend vaguement mal à l’aise car je me rends compte que je n’ai rien à leur donner.