… même si les cols ont perdu leur cravate et que les bras de chemise sont relevés jusqu’au coude, qu’une main reste négligemment dans la poche d’un pantalon flottant, qu’une autre se glisse affectueusement autour d’une taille encore fine ou d’une autre qui s’est épaissie, même si face au soleil les yeux plissent, les bouches ont le sourire contenu quand on voudrait qu’elles sourient à pleines dents ; ici et là, le rictus s’est un brin accentué, à moins que ce ne soit le muscle des rires qui soit resté coincé quelque part hors champ du noir-et-blanc, hors champ dans les pensées et les jours de l’autre côté de la guerre, le long du même trottoir, devant le même mur décrépi, le jour de la même sainte, celle dont le nom à la craie est tronqué sur l’ardoise tout en bas ; jamais le Grand Zygomatique ne se donne totalement… alors… alors, tous contenus les sourires de ces bouches à peine zygomatées par leur zygomatique (le Grand, le Petit ne compte pas), contenue l’émotion circulant dessous la peau ; sur aucune face, les lèvres ne sont franchement entrouvertes, et si la bouche de la femme en plein centre est à peine plus fendue que les autres c’est que l’œil lutte contre le soleil d’une fin d’après-midi, que le sien lutte quand le soleil n’est pas le souci de la femme encore jeune, assise à même le sol au premier rang, à deux pas de l’homme au béret – lui, les pince drôlement les lèvres, on dirait qu’il retient une pipe, que son regard fuit, cherchant déjà comment il rattrapera le temps perdu de la pose, comment il pourra s’effacer de la surface du papier ; repliées, bien serrées sous la robe de printemps les jambes de la femme assise sur son bord de trottoir, elles contiennent sagement ce que concède à la pose son sourire entre naturel et docile… et puis, il y a cette bouche, cette bouche en surface plus libérée que les autres – celle du garçon, assis lui aussi au pied des autres sur le bord du trottoir, ignorant tous les sourires contenus, à moins que ne les devinant trop ; il y a les lèvres de cette bouche largement ouverte et dont sort effrontément une langue tirée du plus fort qu’il est possible de tirer une langue, une langue large, une langue totalement aplatie comme vomissant une émotion montée de très loin au dedans, une langue plus juvénile, moins sage, rebelle — rebelle à quoi ?— une langue chargée de sa langue de langue juvénile que d’autres diront immature ; que vomit-elle ? que ne cherche-t-elle pas à contenir ? l’agacement ? et l’on pense à celle d’Einstein tirée sans se soucier de l’usage que l’on en fera… cherche-t-elle à dire la régression espiègle de ce corps n’appartenant plus à l’enfance, pas encore non plus au mur de sourires contenus derrière lui, asservis par le souci de leur image, l’imperceptible régression de lui sevré trop tôt, trop vite … Langue tirée, électron libre, provocation frontale, mais qui défie-t-elle donc ? le corps derrière l’optique ? l’optique ? ce que de lui l’on veut fixer, conserver ? Est-il déjà en train de franchir le pas, fausser la donne, ne pas être celui qui sera pris mais bien plutôt celui qui prendra ? Son nom à lui, on le connaît au moins, mais il y a celui de cette sainte sur l’ardoise, on ne le connaîtra pas — cette langue effrontément tirée sera-t-elle parvenue à troubler le corps du photographiant ?
Quelle attention, quelle capacité à regarder et à donner à voir! Et le rythme! Bravo.
Merci de votre lecture, Betty, votre remarque sur le rythme me touche infiniment.
L’attention et la retenue, la pudeur dans le regard.
Ce commentaire au plus près me touche infiniment. Merci à vous.