Pour peu que l’on s’intéresse à lui, il devient intéressant de parler de lui. Alors que jusqu’à présent on ne s’est pas trop intéressé à lui. Lui ? Quand je me lève le matin, il reste couché. Imperturbable et indéboulonnable. Couché en travers de la chaussée. Quand je tourne à gauche en sortant de chez moi, sept modules de dimensions identiques, trois jaunes et quatre noirs barrent la rue. On dirait le plus grand des Dalton allongé ainsi sur le goudron. De chaque côté, un embout de finition en demi-cercle, comme une calotte, jaune au nord, noir au sud. Tous ces éléments sont strictement rainurés dans leur longueur de quatorze rainures antidérapantes. Vingt-cinq centimètres de large, cinq centimètres d’épaisseur au plus épais du dos. Pour assembler ces morceaux de puzzle, on a besoin de tire-fond, de chevilles et de rondelles. Trente-deux au total, quatre pour chacun des éléments rectangulaires noirs et jaunes, placés entre la troisième et la quatrième rainure, à cinq centimètres du bord. Deux sur les embouts de finition. Une partie large de quatre rainures est évidée après la première rainure au milieu des éléments rectangulaires faisant ressortir l’épaisseur du ralentisseur à franchir. Les chemins communaux ont cinq mètres d’emprise avec les bas-côtés enherbés, on se croise difficilement, on roule trop vite. Limiter la vitesse à trente kilomètres/heure, voire vingt kilomètres/heure est l’objectif du maire. Il fait poser des ralentisseurs routiers en caoutchouc, compact et résistant à vingt tonnes, communément appelés « gendarmes couchés ». Un panneau de signalisation et une limitation de vitesse annoncent le dispositif.
Notre gendarme couché habite notre rue. Il ne se lève jamais. Il est toujours visible couché de jour comme de nuit. Il est situé entre les parcelles cadastrales AV 107 au nord et AV 99 au sud, au niveau du numéro 45 du chemin. J’ai calculé au plus près de son chevet sa latitude Nord : 45,384702° et sa longitude Est : 5,254724 ° ; son altitude : 348,01 mètres. Sa tête et ses pieds n’atteignent pas tout à fait le bord de la route. La largeur d’un pneu peut rouler entre le sommet de son crâne ou la pointe de ses pieds et le bord de la route, tondu de frais comme un gazon au sud par un riverain délicat ou maniaque, plutôt broussailleux au nord, mais rien de tel que des broussailles pour ralentir un automobiliste pressé qui ne respecterait pas la limitation de vitesse. L’automobiliste, donc, pense pouvoir l’éviter. Mais on n’échappe pas au gendarme couché. Les roues avant d’abord le heurtent, puis les roues arrière, surprenant le conducteur distrait. Parfois, quand je tourne à gauche en sortant de chez moi, des bruits de clefs provenant de la caisse à outils dans le coffre du véhicule accompagnent en musique le franchissement du gendarme couché qui, sitôt franchi, m’autorise à accélérer. Pour les riverains qui ne circulent pas dans l’instant, un plong plong plus ou moins prononcé selon les véhicules, plus ou moins étouffé selon que les fenêtres de leur maison sont ouvertes ou fermées, leur indique qu’un véhicule le franchit. Ce qui en fin de journée fait beaucoup de plong plong. Ils se font heureusement plus rares la nuit.
Ce mobilier urbain n’a en soi aucun intérêt. Mais depuis qu’il s’est manifesté à moi, ce qui me fait rêver, c’est de savoir que ce gendarme couché est installé dans ma rue qui s’oriente à ses extrémités sur un axe Nord-Est / Sud-Ouest qui remonterait d’un côté jusqu’au Détroit de Béring et de l’autre, descendrait jusqu’en Lusitanie. D’un coup on le trouve beaucoup moins bruyant et peu importe son efficacité relative en matière de ralentissement. A force de freiner à son approche de façon plus ou moins brusque selon le mode de conduite, le revêtement de la route se détériore progressivement laissant une empreinte de pneumatique de part et d’autre du corps caoutchouteux. Par conséquent, des petites flaques plus ou moins grandes se forment par temps de pluie, grossissant l’Océan Pacifique qui se trouve à son antipode. Ce mobilier urbain n’a aucun intérêt mais je commence à l’aimer.
Bonsoir, Cécile et merci, je sens que vous me faites démarrer. Il est chouette votre texte.
J’attends de vous lire alors ! Merci.
C’est un très beau texte, drôle et tendre. Et une belle idée que de donner vie à votre gendarme couché. Merci !
Merci pour votre lecture, Jean. Je lui ai trouvé une affinité à ce gendarme couché que je ne vois plus du même œil. Je suppose qu’il en est de même pour nous tous qui avons écrit sur quelque chose de notre environnement immédiat pour cette proposition 4. J’ai lu avec intérêt votre texte sur la « rotonde sans personnages ». On aurait aimé y trouver une faille (un trou de taupe dans le gazon, une salissure sur la rambarde, un carreau fendu… que sais-je encore) qui aurait davantage arrêté le regard du lecteur.
Je découvre et ne savais pas que cela s’appelait un gendarme couché ! Je m’associe à cette « tendresse » évoquée ou tout du moins à la la familiarité que l’on peut éprouver. « On n’échappe pas au gendarme couché » m’a fait sourire, à se demander ce qu’il se passe quand le gendarme est debout. Votre gendarme, dans ce texte, ce rapproche de ma « Sentinelle » : je n’y prêtais pas attention avant de plonger dans cette affinité avec la description. Merci pour cette lecture.