Ils avaient repoussé leur rencontre. Chacun son prétexte. Et les voilà. Ils sont là. Ils sont là, tous les trois. Abel assis au fond du fauteuil, Béatrice au bout du canapé, près du cendrier, Colin, debout devant la fenêtre, leur tournant le dos, presque ostensiblement. Ils sont là dans la maison qui est maintenant la leur mais dont ils doivent décider le sort. Bien sûr Colin a vu le dossier qu’Abel a apporté. Ça lui ressemble bien de vous assommer de chiffres et de perspectives alors que le seul horizon qui compte c’est le jardin qui s’étend jusqu’aux arbres du parc. Un frémissement dans le feuillage. Son cou se tend, Colin n’entend plus rien, son regard fouille l’orée, aux aguets. Qu’est-ce que tu en dis ? La voix de Béatrice perce la nappe de sons qu’il tentait d’ignorer. Qu’il décide d’ignorer. Béatrice écrase son mégot, serre les lèvres. Toujours la même stratégie : laisser les autres argumenter, se défausser, la laisser seule face à ce frère qui a déjà tout prévu sans eux, qui va encore la traiter comme une gamine, qui va encore… C’était comme s’ils avaient déjà joué cette scène mille fois, comme si dès l’enfance, les rôles avaient été distribués un fois pour toutes. Elle se sentait rapetisser sur ce bout de canapé, abandonnée une fois de plus, dans cette pièce qu’elle avait toujours détestée, qu’elle avait tenté d’oublier, elle et ses habitants, ce frère aîné prétentieux à qui tout réussissait, comme ne se privait pas de le souligner son père, et le cadet Colin, le rêveur, l’artiste, toujours ailleurs, presque un étranger, qui avait grandi comme un enfant gâté pendant qu’elle et Abel se heurtaient déjà aux réalités du monde. Vendre la vieille maison était la réalité d’aujourd’hui mais pas n’importe comment, pas à n’importe qui. Abel savait déjà ce qu’elle en pensait. Il aurait pu finaliser la vente depuis longtemps sans le mutisme entêté de son frère. Qui ne dit mot consent. Colin esquissa un sourire. Abel et Béatrice eurent besoin d’un peu de temps pour absorber les paroles qu’il venait de prononcer. Abel se pencha pour ramasser les feuillets qui étaient tombés, Béatrice aspira une profonde bouffée de tabac. Un ami à lui, tout juste rentré d’Indonésie allait arriver d’une minute à l’autre, décidé à acheter leur maison d’enfance où Colin serait toujours le bienvenu..