Trois chambres au-dessus du bar. La seconde sert plus souvent que les autres. Une femme ou deux de temps en temps. Un homme une fois, mais ce n’était pas terrible. Ou alors il n’était pas très doué. Ou les deux. Néanmoins, les draps sont changés dans toutes les chambres au moins une fois par mois, au cas où. De la poussière recouvre les meubles, dans les trois chambres, à l’exception de celle du milieu qui contient un bureau que ne possèdent pas les autres. Dessus, à l’envers, un petit cahier gris agonise. Sur la chaise, le coussin cru du lecteur – pas un crayon ou un stylo dans les environs pour laisser penser que l’auteur écrit entre ces murs – peut se projeter sur les hauteurs des navires qui stationnent dans le port. Et sur une partie de la muraille qui sépare le quai en deux. L’étage n’est pas suffisamment en hauteur pour percevoir, de l’autre côté, des restants d’échafaudages qui n’ont pas bougé depuis que l’on en a repeint le bas, noirci par les hydrocarbures. Les mouettes – ou les goélands, ces oiseaux sont une escroquerie – plongent d’un côté ou de l’autre de la muraille sans faire de différence et remontent parfois passant devant la fenêtre où est installé l’occasionnel lecteur du journal, dans la chambre au-dessus du bar. De l’autre côté, aucune fenêtre ne vient éclairer le couloir qui donne accès aux trois chambres. S’il y en avait une, elle révélerait une cour pavée en contrebas où traînent des ivrognes et des vendeurs de livres à la sauvette. Elle est humide en permanence on dirait qu’il pleut tout le temps, juste là. Une odeur de pourriture exhale des joints entre les pavés, mais ce n’est qu’une impression. C’est l’histoire de Beck racontée par les déchets cumulés au fil des années dans un espace fini. Les premières couches s’enfoncent sous les poids des plus récentes. Plus l’air est sale, plus on oublie. Qui prendrait le temps de poser l’oreille sur la pierre froide du sol entendrait le pas des dockers passés, présents, et futurs. Ils ont transporté de la roche volcanique pendant des siècles avant que le monstre ne se calme. Des troncs calcinés, évacués par bateaux entiers vers les îles. Puis des minerais et de vent. Quelques-uns sifflotent parfois. On les entend crier, tourner la tête vers là où les autres ne sont pas en oubliant leurs mains. Des doigts restent sous les caisses. Ils ne sont pas expérimentés, pour la plupart. Ils se pointent chaque matin à la même heure et les armateurs choisissent à leur mine ceux qu’ils feront travailler ce jour. Être désigné pour travailler plus d’une journée sans avoir à subir de nouveau le rituel plus d’une matinée n’arrive que rarement, mais ça arrive. Alors ils dorment sur place, ne préviennent personne, même pas leur famille qui ne sait jamais s’ils les reverront. Car ceux qui embarquent ne reviennent pas nécessairement. Et ceux qui n’embarquent pas ne reviennent pas non plus toujours. Ils partent avec une autre femme faire d’autres enfants. On entend grogner, pester. Les dockers viennent de loin, aucun n’est originaire de Beck. À Beck, on sait ce qu’il en coûte de traficoter avec les armateurs, de monter sur des navires marchands, d’y perdre un doigt, une femme, des enfants. Ils ne fréquentent pas les bars. Préfèrent de loin se payer quelques bouteilles avec leur salaire et les boire chez eux ou chez leur maîtresse. Lorsqu’ils tombent sur une prostituée plus patiente qu’une autre, ils arrêtent de boire, retrouvent leur famille et changent de métier. À Beck ou ailleurs, ils n’auraient jamais dû finir là. Ils deviennent des hommes bons qui peuvent alors se mettre à boire publiquement, parce que cela devient respectable. Alors leurs pas sur les pavés ne résonnent plus qu’en profondeur. Il faut creuser profond pour savoir qui a été docker au moins une fois dans sa vie. Il faut avoir été docker pour savoir qui a touché le fond au moins une fois dans sa vie. Aucun docker n’a jamais mis le pied dans le bar au-dessus il y a trois chambres dont une avec un bureau. Aucun n’y a déposé de lettre. Aucun n’a quoi que ce soit à écrire à quelqu’un d’autre.