Lire avant : 2 – L’homme gris sur gris
L’homme, un morceau de pain à la croûte brune entre deux doigts, éponge avec application les dernières traces du jus de cuisson. Rien ne reste de la viande fondante et des gousses d’ail en chemise. C’était exactement, au fumet de romarin près, le goût de ce plat de l’enfance et c’est comment, cinquante ans plus tard, précisément sur le palais, les explosions de sucs le plonge dans ses souvenirs ; et les carreaux de faïence de la grande cuisine de campagne qui reviennent en mémoire. On est toujours l’enfant tenu par ces premiers plaisirs et la texture précisément retrouvée des carottes de pleine terre tout juste arrachées au potager. L’homme a mangé ça comme autre chose, et quoi, on en fait beaucoup pour un morceau de viande, après tout, ce n’est pas parce que la recette leur vient d’une grand-mère qu’il n’a pas connue qu’il devrait s’extasier : il n’y a ni moutarde, ni ketchup, et ce devrait être comme si les portes du paradis s’ouvraient lorsqu’on pose au milieu de la table le morceau trop cuit d’une viande abominablement sucrée, impossible à identifier avec certitude, recouverte d’herbes diverses, qu’il avale sans conviction, car en cuisine aussi on a fait des progrès et c’est comme regarder un film en noir et blanc alors que les écrans géants… L’homme a suivi pas à pas la recette notée de l’écriture ronde, inoubliable, de sa grand-mère, et, au-dessus de l’épaule encore crue, broyé entre ses paumes les branches de romarin coupées à la rosée du matin. Il a massé dès l’aube, des deux côtés, la pièce d’agneau choisie chez le meilleur boucher, une viande tendre et grasse, cuite longuement, doucement, sous un filet de miel, jusqu’au moelleux revenu de l’enfance. Il sait le curcuma, le cumin, le piment d’Espelette et le ras-el-hanout. Il connaît la température exacte du four et le secret transmis à lui seul que ses frères et sœurs lui envient. Il a la fierté du cuisinier qui a réussi. L’homme repousse de sa fourchette la viande à laquelle il n’a pas touché, il n’y touchera pas. Un agneau, on lui a dit, un agneau, et l’on mangerait un animal aussi mignon, il a les larmes qui lui viennent, et la gorge nouées aux rires puissants des autres qui disent une grand-mère cordon-bleu, des repas de famille inoubliables, et qui vident verre de rouge sur verre de rouge, oubliant l’agneau sacrifié dans le plat, au milieu de la table. Goûte, au moins ! Tu ne sais pas ce que tu perds, c’est toute l’histoire de la famille, là ! Remercie ton oncle qui nous a préparé ce festin. Il retient ses larmes, avale une bouchée, un haut-le-cœur, il se retient. C’est fait. Alors ? Non.
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Rétroliens : 2 – L’homme gris sur gris – Tiers Livre, les ateliers d’écriture
Bonsoir Sébastien,
j’adore les transitions en fondu enchaîné – mais pour de l’agneau fondre c’est le minimum – je plaisante, c’est vraiment une bonne façon ces voix qui se supperposent et se relaient, ça donnne du volume au texte,
C
Les transitions, c’est la grande inconnue : savoir si la lecture restera fluide alors qu’on passe sans le dire d’un personnage à un autre, et tous qui s’appellent l’homme, et rien pour les distinguer que ce qui suit… C’est clair à l’écriture mais vrai risque à gommer les repères des changements de voix ou de point de vue… Tant mieux si ça fonctionne ! Merci.
J’ai honte mais c’est grâce à vos deux commentaires que j’ai compris… Et donc finalement ça marche bien! Je n’avais pas imaginé cette façon de mêler les voix 🙂
Pas de honte à avoir. C’est toujours la faute de l’auteur 😉