Un carnet de recette c’est un livre d’amour, la promesse d’une famille Ricoret ; ce que je voudrais avoir et que je n’ai pas ; ce que je voudrais faire que je ne fais pas ; qui je voudrais devenir et qui je suis. À ce jour je n’en ai pas. Pas de recette de famille, faite ensemble, transmise, apprise ou partagée. Je suis celle qui mange, qui avale et gobe. J’ai goût pour tout, quelle que soit la texture, la couleur, la consistance ou la saveur. Bouche ouverte pour tout prendre comme pour parler sans arrêt. Manger pour se connaître ou pour découvrir, apprendre et recevoir de l’autre, de l’extérieur, l’inconnu, l’étranger. Incorporer pour sortir de soi. Voyageuse immobile, je me remplis de l’autre, pour me lester, m’enrichir. Pas de frugalité ni ascétisme dans mon assiette. De grandes portions, beaucoup trop dans la bouche, alors mâcher longtemps, faire le travail de la langue, des dents, consciencieusement, laborieusement. Toute occupée que je suis à manger pour ne pas penser à autre chose, la situation, l’environnement, le bruit des autres, leur sujet de conversation ou l’abrutissement de la télévision. Manger pour vivre, vivre en mangeant.
J’ai appris à manger plus tard comme j’ai appris à lire, loin de chez moi. Pourtant, j’ai la carotte en marotte.
La carotte, je l’épluche, je sais faire. J’aime la saisir, la prendre en main, sans trop de force, je la maintient, j’ai parfois l’illusion de tailler un santon.
De mon premier livre de lecture en cp « Gridi, le petit lapin gris, je connais la carotte, je pouvais même la dessiner plus facilement que le lapin, en amont même de la géométrie , pas vraiment un triangle, seulement un bâton orange droit comme un i plus gros en haut avec des cheveux verts dréssés comme si en grandissant elle avait arraché une ile de terre avec de l’herbe encore dessus. J’ai appris ce légume sans m’en apercevoir, par voisinage, les mercredis au jardin ouvrier de Mr Petit qui m’emmenait ; de la graine poussée au fond avec les doigts à arroser la terre, de les dédoubler à les arracher.
Ainsi elles passent des possibles projections, sculptures, tenues en terres, puissance d’élévation ( Leviathan lent qui jamais n’attend et grimpe au ciel, haricot magique), de morceau épars , radicelles , julienne, bâtonnet, rondelle. Croquantes, elles demandent une mastication énergique ; de consistance molle au sortir du cuit vapeur, elles gardent subtilement la tenue précédente connue qui en bouche se rend fondante sans plus d’élasticité et mouillée à coeur pour délivrer toute sa saveur. Sinon, frites, caramélisées. Ces éléments disparaissent totalement quand elles sont cuites longtemps à gros bouillon, elles se délitent, s’abandonnent sous la fourchette experte en purée écrasées, démolies en éboulis, bouillies, marée, brouet, soupe et passées au tamis, nage consommé et jus.
Manger une purée de carotte, petit tas orangé rose que la fourchette apporte. Appliquer la purée sur la lèvre supérieure ce qui a deux avantages, vérifier la chaleur pour veiller à ne pas se brûler et ainsi raidir les capteurs en déflagration radiation, atomisant les terminaisons nerveuses et nier tout du goût ; inspirer la fragrance et reconnaître le bonheur répertorié petite madeleine, souvenir de réconfort, sésame qui ouvre le passage et donne accès à ma grotte.
Chez grand mère il restait toujours des morceaux parce qu’elle tournait la manivelle de son vaisseau spatial ferraille trop vite et sans vérifier scrupuleusement, occupée qu’elle était de la marmaille bruyante, encombrante qu’elle gardait de la chambre de devant aux escaliers de l’entrée.
Ma langue mandibule, savait bien avant moi accrocher l’amas de chair, l’immobiliser contre le palais, le retenant suffisamment pendant la vidange, guidée d’instinct à éviter l’étouffement et l’envoyant dans les cordes joufflues, boxeur émérite se retirant à temps pour éviter les dents.