#voyages #03 | devant la porte

… et bien entendu ça recommençait le lendemain comme le matin précédent: à zéro. Vous avez rempli le formulaire ? alors prenez votre tour dans la file. Le formulaire d’hier qui n’est plus le bon aujourd’hui. Et l’argent donné hier dans une enveloppe, du cash on m’avait dit, qui n’avait semble t il jamais existé (enfin d’après eux). Nous étions le 12 et je m’envolais le 22 : dix jours ça devait le faire… cette femme qui traversait le couloir, l’allure décidée, en robe brique, très souriante avec un foulard à motifs chevalins noué autour du visage. Elle et son foulard avaient disparus derrière la porte vitrée d’un bureau… elle et son sourire qui n’était peut être qu’un rêve…

… et comme je l’avais imaginé — tu vois toujours le pire— le lundi à 14h la double porte de l’entrée était close. L’écriteau spécifiait fermé pour réapprovisionnement et remise en état: réouverture demain 9 heures. Demain d’aujourd’hui ou de ?… Mon père adorait l’histoire du barbier qui rase gratis : demain. Il en connaissait un bout sur les voyages mon père qui était revenu. De l’impossible, on peut dire cela, avais-je entendu un jour dans l’amphithéâtre. À l’impossible il avait tenu bon mon père… « rien que: la chance », il disait.

… et même si vendredi le photocopieur du hall était en panne on pouvait en se rendant trois rues plus loin au tabac (tabachnyy magazin) faire un duplicata. Il suffisait, ce lundi, de le préciser dès l’entrée… ils préfèrent fermer, ainsi l’échéance sera passée et les billets perdus (sauf pour les caisses) : repousser les départs pour épurer et pour empocher. Ils se cachent derrière un prétendu incident technique ou problème de logistique mais tout est calculé depuis le début…

… Lundi à quatorze heures il y a une file d’attente modeste mais significative, quelqu’un dort dans un sac devant la porte, un beau sac de couchage bleu surpiqué de petits losanges de fil clair, flambant neuf: une femme, ai-je pensé aux cheveux qui dépassaient, longs et soyeux noirs bouclés; le fait que `je connais un homme qui a des cheveux bien plus longs et plus brillants que nombre cheveux de…

… et la femme au sac bleu qui était un homme a été embarquée dans une voiture à vitre teintées. Est-ce qu’iel attendait comme moi son visa ? embarqué(e) discrètement et le sac laissé plié sur le trottoir ( que j’aie pensé m’y glisser pour dormir jusqu’au lendemain est un fait ): on ne dort pas sans risque devant un bâtiment public, ni ici ni là-bas, tu finiras à l’autre bout de la ville dans la file des réprouvés, ou en prison m’étais-je dit en rebroussant chemin…

… dans la rue des gens vont avec leurs chiens en tricots, une odeur de poudre flotte dans l’air gelé, Astrakans et chapkas ou Cachemires et Feutres sont de mise; le crottin des chevaux de la garde rapprochée des ambassades fume dans l’avenue, les haleines fument elles aussi, avec ou sans cigarette, fument ; des esclaves modernes poussent des caddies, d’autres des landaus (bébés et victuailles) pleins à ras bord. De gros insectes font rondes aériennes : ces concierges volants portent des noms de fleurs, a dit quelqu’un qui passait… d’horribles bêtes qui grésillent…

… demain on aura battu quelqu’un à mort sur le trottoir, un individu dangereux, (c’est ce qu’ils ont dit, ils disent ce qu’ils veulent ) qui marchait tenant son enfant par la main, j’attendais devant les doubles portes, les coups et les cris je les ai entendus… il parait que l’enfant est sous bonne garde accroché au chaud à la grille, ils ont ajouté que les visas et les passeports sont suspendus jusqu’à nouvel ordre…

A propos de Nathalie Holt

voilà ! ou pas

6 commentaires à propos de “#voyages #03 | devant la porte”

  1. Ce que Michaux ramène de scènes dures… Je n’en reviens pas. Cela donne envie de fuir…Etonnée moi-même que ce mot « impossible » draine autant de souvenirs « malheureux ». Les petits sacs-paragraphes » tentent chez vous de ne pas faire avaler la boule d’angoisse trop vite…Mais l’effet d’absurdité et de malveillance coule du sac de couchage des infortuné.e.s quérulent.e.s . Sortir avec un billet de la file, question de chance !

  2. Des fragments sombres, étouffants qui laissent dans mon esprit une trainée poisseuse. J’ai à l’esprit (à tort ?) l’Épépé de Ferenc Karinthy. Merci pour ce moment.

  3. scène difficiles à supporter, c’est vrai…
    ta capacité d’évocation et de restitution réveille en nous une foule d’images déjà cousues à nos paupières…

  4. Marie-Thérèse, Brigitte, Jean-Luc, Françoise, Piero… grand merci à vous du passage devant la porte.