Ciel ouvert. Un chat se faufile entre les mailles du grillage vert. Il zone. Entre les bennes, il furète. Il vient réclamer sa pâtée après la fin du bal ; quand les hommes fluo sortent marron gris du vestiaire. De son museau pointu, il sent l’odeur de poisson qui imprègne tout le quartier. Les mouettes ne s’y trompent pas. Elles arrivent en avance, commencent par manger des nuages qui s’échappent d’une grande cheminée à l’ouest et poursuivent avec les poubelles abandonnées au pied de la déchetterie. Devant le grillage vert, elles attendent la grande désertion. Pour le moment, un garçon blanc les intimide. De temps à autre, il tape dans une canette défoncée. Elles sautent en décalé, de méfiance en attirance. Au loin, elles guettent les cris d’enfants qui semblent répondre à leurs rires. Les enragés se préparent à débarquer. Ils habitent de l’autre côté du terrain vague, au milieu des détritus qu’ils essaiment. La terre y est dure et sèche. Parfois, les arbres s’y drapent de plastiques. Les cascades de roues s’amoncèlent dans les ornières. Les poules pondent sur les sièges avant des voitures brûlées. Vus d’en haut, les filets de linge étendus entre les fourgons étincelants délimitent le camp. De temps à autre, les mouettes rient avec les gamins qui crachent comme elles chient. C’est bientôt l’heure où la horde hurlante escalade les grilles, déplace les montagnes de climatiseurs, approvisionne son marché noir – sous le regard amusé des oiseaux blancs.
Rat(é)s. Dans cet antre-deux monde, le garçon au jogging arbitre une partie invisible. Il est la ligne blanche entre les marron gris et les jais. Sur ordre de l’aîné, les gosses se sont tous aplatis dans l’herbe sèche. Une mission commando du quotidien. Seule une petite fille lève les bras en agitant un bout de tissu. Elle trébuche, se relève et trace sa route. Le garçon de la déchetterie n’entend pas ses cris, ni ses rires, elle est encore trop loin. Quand elle arrive au grillage, elle chante à tue-tête. Le garçon lui tourne le dos, le casque vissé sur les oreilles. Elle est arrivée la première. Elle reste là à reprendre son souffle, à attendre les autres qui ne viennent pas. Pour lui, il ne joue pas, ou seulement une partie de sa vie. Derrière le grillage, les hommes lèvent leurs bières, le chat se glisse entre eux. C’est le seul qui soit encore apprivoisé. Pendant qu’ils célèbrent, un gros rat court vers le tout-venant. Certains le suivent des yeux. Ils ont abandonné les pièges le jour où ils y ont trouvé une tong rose tachetée de sang. Comme les pièges ne donnaient pas beaucoup de résultats, certains ont voulu tenter la mort aux rats. C’est de là que tout est parti. Il y a eu l’avant et l’après mort aux rats. Au départ, l’idée a été lancée quand les rats ont commencé à se balader en journée, devant les usagers, entre les voitures garées, les coffres ouverts et les bennes remplies. Sans vergogne, entre les camions, ils sillonnaient le parking. Le journal local est venu interviewer le responsable pour comprendre le fléau, les services de la ville ont débarqué avec protocole sanitaire et mesures de protection. La déchetterie a fermé deux jours. Le jour de la réouverture, une quinquagénaire a déposé son huile de friteuse dans un bac dédié et un rat lui est tombé sur l’épaule. Hurlement. Scandale. Intervention. La déchèterie a fermé une semaine. La grande opération de dératisation a été lancée sur trois mois. Résultats garantis à la clef. C’était sans savoir qu’une jeune ratte atteint sa maturité sexuelle au bout de deux mois, sans savoir que sa gestation dure entre vingt-et-un et vingt-quatre jours, sans savoir que chaque portée peut atteindre seize ratons, sans savoir qu’en théorie elle peut mettre bas une fois par mois. La campagne de dératisation a consisté à appeler une entreprise spécialisée qui a posé des boîtes noires remplies de raticide. Le responsable d’unité a dit au responsable du secteur qu’ils avaient déjà posé des pièges et de la mort aux rats dans les bennes et dans les recoins. En vain. Tout le monde, donc, se retroussait les manches pour la bonne cause. Il y a même eu un lâcher de chats fin octobre. Sur un tableau noir, les hommes remplissaient les cases en face des noms des chats. Le tableau de chasse se remplissait à mesure que les boîtes de pâtée se vidaient. Sergent a remporté la palme avec une vingtaine de prises à son actif. Comme un scandale en chasse un autre, l’ASPA a demandé la protection de ces pauvres bêtes qui dans leur bataille nocturne pouvait perdre un œil, une patte ou une oreille. A-t-on déjà vu des guerres sans blessés ?
Suée. Dans l’algeco, il fait toujours chaud. Le ventilateur récupéré à la benne a le même effet qu’un sèche-cheveux. Les avant-bras moites collent à la planche vernie du bureau. Il est dix-sept heures trente. Le planning de la semaine prochaine est quasi bouclé mais il reste une inconnue ; qui remplacera Michel ? Son absence fait un trou dans le planning. Avec quinze ans de bouteille, il connaissait tous les postes. L’homme assis au bureau a beau s’essuyer le front, des gouttes perlent au bout de ses boucles collées sur sa nuque, elles glissent le long des poils qui jaillissent par gerbes dans le dos. L’homme porte un marcel. Il a le bras tatoué ; il ne fait pas dans le détail. Une flèche, un cœur et une date – barrée. Dix-sept heures trente-cinq. Il se gratte en entendant une voix inconnue. Il se gratte de plus en plus fort. Sa peau rouge boursoufflée commence à saigner. Il continue avec les ongles. Il y a les croûtes de sang séchées, le nouveau sang qui apparaît, l’envie continue d’y aller, les poils ensuqués. Dans son froc, les bonbons collent au papier. Il passe le doigt le long de la raie ; il se gratte la raie. Entre ses doigts, il forme une boule de crasse et de sueur, machinalement. Il voudrait finir le planning d’évacuations des gravats. Il remet de l’ordre dans les papiers. Une voix inconnue lui parvient de l’extérieur. A travers la poussière de la fenêtre, il ne voit ni le visage, ni la silhouette. Il voudrait glisser sur son siège à roulettes mais ça ne veut pas. Un garçon entre, il le reconnaît comme le fils du père, immédiatement. C’est le fils de Michel. Il n’en revient pas. Le fils de Michel vient à la déchetterie pour demander un stage. Le père se fait virer la semaine passée et le fils débarque pour un stage, mieux pour l’alternance. Ce qui veut dire qu’on va voir sa gueule, toutes les deux semaines, et revoir celle de Michel. C’est quoi leur problème ? Ils croivent quand même pas que c’est écrit Abbé Pierre. Il n’y a rien à dire. Le gamin entre. Quoi dire ? Il prend le CV qu’on lui tend. Le nom confirme. Il s’égoutte avec une serviette mitée pendant que le garçon se présente. Il n’écoute rien, sous ses yeux, le planning troué. La saloperie de Michel qui lui colle à la peau.
K.C. Apple vient d’investir trente-cinq millions de dollars dans le bitcoin. Les marchés s’embrasent. Le jour est à marquer d’une pierre blanche. Quand Kevin Champion investit dans le bitcoin, les gens rigolent. Apple qui s’y met, c’est le bitcoin adoubé. Son intuition récompensée. Dans la salle de réunion, au trentième étage de sa tour vitrée, Kevin voit grand et loin. Il regarde aux confins de la ville et du ciel. Il regarde la ligne d’horizon floutée. Tout est possible désormais. Le bitcoin l’a choisi, il a choisi le bitcoin. A l’écart, de l’autre côté de la gare, il entend le fracas de la dernière benne de verre qu’on vide. Dans ces milliers de morceaux de verres, un flux continu, une cascade infinie comme ces chiffres qui se dévident sur ses écrans noirs, des rubans verts et oranges qui déroulent leurs flots de nouvelles continues. Le monde entier parle en symboles. Reste à savoir les décrypter Le camp de manouche a laissé l’eau s’échapper d’une borne, c’est la Terre Promise venue à eux. Une voiture qui double toutes les autres par la droite et disparaît dans la ville, c’est l’art et la manière. Un garçon en jogging blanc immaculé posté devant les tourbillons de poussière de la déchetterie, c’est l’ange face au démon. Un but contre son camp de l’équipe de foot adverse offre une victoire inespérée, c’est un coup du destin.