#L3 | Deux minutes d’arrêt

C’est court deux minutes, attendre que ceux qui descendent descendent, que celles qui montent montent, attendre le coup de sifflet, le départ. C’est court mais suffisant pour voir une femme, immobile, sac à dos aux pieds, pivot des regards qui fixés sur elle semblent mettre le train en marche, elle devient celle autour de qui les trains tourneront toujours puis se disperseront vers le sud, le nord l’est, l’ouest, la laissant seule sur un quai dans une gare, avant de

l’homme qui l’a regardée depuis le train: comment je vais faire pour m’en sortir, il faut que je vende des trucs sur le Bon coin bordel, n’importe quoi , des fringues, des meubles, comment je fais pour tout payer? Loyer 650, assurance (dont voiture) 130, prêt 350 (encore cinq ans), mutuelle 60, eau-gaz, 80, téléphone 20, Internet 30, putain je peux rien réduire, il me reste pas 30 balles par semaine faut que j’arrête de boire ça ferait combien en moins 100 balles, 150 balles par mois, j’ai envie d’une bière, je suis trop stressé, faut que j’appelle ma mère, je l’ai pas appelée dimanche, elle va râler, papa comment il va ? il m’inquiète, il se laisse aller, faut que je pose tout sur le papier, que je recompte, qu’est-ce que je peux faire, « papa si tu veux gagner de l’argent t’as qu’à écrire un best-seller », je vais chercher un autre boulot, tant pis les week-ends c’est mort, au moins si je bosse, je picole pas, putain j’ai encore oublié d’appeler le dentiste et de prendre rendez-vous chez le gastro, voleur, 70 balles la consultation remboursée 20 et la colo à 400 balles, je peux pas, j’attendrai, il me fait une colo à 400 balles et il change un pneu de son Cayenne, tout ça pour me mettre une caméra dans le cul, je flippe, j’ai peur d’avoir un cancer, je bois trop, je mange de la merde pas cher, j’ai peur – le train s’est arrêté, il voit une femme sur le quai, elle vient de descendre et ne bouge plus, il la regarde – remarque j’ai l’air mieux en forme qu’elle, elle a l’air fatiguée pourtant elle est tonique, elle attend quelqu’un…, non elle a pas la tête à attendre quelqu’un elle est seule, comme moi, j’lui aurais bien payé une bière si j’lavais vue avant, j’suis sûr qu’elle est arrivée en avance à la gare, du genre à être là à ne pas attendre… puis prendre un train et en descendre, entre les deux, regarder le paysage, ne pas lire, ne pas regarder son téléphone – il sort son téléphone, il la prend en photo à travers la vitre, la photo sera ratée, mais il gardera l’émotion en flou numérique – c’est une belle femme, fatiguée mais pauvre, c’est sûr, on dirait qu’elle mange pas tous les jours, j’aurais bien aimé lui payer une bière, j’aurais pu lui filer mon paquet de gâteaux, je la verrai plus jamais, qu’est-ce qu’elle me fait? qu’est-ce qui m’arrive? Pourquoi j’ai envie de pleurer, regarde moi, hey, regarde-moi, regarde-moi, regarde-moi – il se rend compte qu’il la regardée jusqu’au bout, la tête complètement tournée, la joue collée contre la vitre froide

la vieille femme voilée (ses pensées se font en arabe ou en berbère, on ne sait pas. Elle sont traduites en français pour faciliter l’incompréhension) dans le carré face à l’homme; elle a jeté un oeil sur le quai. Elle y a vu une femme debout, immobile, sac à dos aux pieds. mon fils, tu es où mon fils, la chair de ma chair, je pleure chaque soir, chaque jour, tu ne donnes pas de nouvelles, tu ne penses pas à ta mère – son visage se ferme, elle glisse un doigt, celui qui porte une bague en argent, sous sa paupière pour essuyer une larme, ses lèvres bougent on ne sait pas si elle récite une sourate ou si elle se parle ou si elle parle à quelqu’un mais ses lèvres sont dans l’infra-mouvement de la parole intérieure – mon fils, qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu as fait, ton père me dit que t’es un voyou qu’il ne veut plus te voir, je peux pas penser ça, je ne peux pas, tu viens quand tu veux mon fis, ton père c’est mon mari mais tu es mon fils, je serai content de te voir inch Allah, je n’aime pas vivre ici, je n’ai jamais aimé, je suis venu pour toi et pour suivre ton père, je voulais que tu profites de l’école, que tu apprennes un métier, mon fils, tu es où? Quand la famille m’appelle, je dis que t’as trouvé un travail à Paris et que c’est pour ça que tu donnes pas de nouvelles, tu travailles beaucoup que je me fais du souci parce que tu dors pas assez mais tu es content, je mens, j’ai honte mon fils, dis-moi ce que tu fais, où tu es, appelle-moi – elle se prépare à la prière, assise côté fenêtre, elle s’isole par ces gestes traditionnels, elle prend un chapelet, ses lèvres bougent imperceptiblement autrement, par respect pour son intimité spirituelle on ne récitera pas les prières, elles lui appartiennent, pendant qu’elle prie, la femme à sa gauche lui jette des regards en coin, après avoir rangé son chapelet, elle sort une pomme dans laquelle elle croque, puis elle prend des chewing-gums qu’elle mâche dans un bruit de mastication humide et ample que la femme de gauche a du mal à supporter – je vais téléphoner à tous ses amis à tous les cousins, quelqu’un sait où il est, il ne me diront pas, je ne veux pas le ramener à la maison, juste savoir comment il va, juste qu’on me dise qu’il va bien – mastication, odeur fruitée du chewing-gum – c’est pas normal qu’une mère veuille savoir où est son fils? Il m’en a toujours fait voir, il me parle mal, sa petite soeur, il pourrait venir la voir aussi, mon mari il me parle plus, il faut que j’aille acheter des légumes en arrivant, j’irai voir Fatima, on ira à l’école avec elle chercher ses petits, j’irai faire les courses et j’irai avec elle à l’école, mon Dieu, j’espère qu’il a pas eu de problèmes avec la police, ses amis j’ai pas confiance, ils me regardent pas comme il faut, je veux rentrer, j’en peux plus de vivre ici, je voulais pas venir pas quitter mon papa ma maman, Dieu a rappelé mon papa, c’est inhumain de l’apprendre si loin de lui et maman est toute seule maintenant, et je veux retourner vivre avec elle et je peux pas, misère, mon fils tu es où? À chaque fois que je vois un accident d’avion j’ai peur que tu sois dedans, tu es où? Tu es en France? Tu es en Amérique, tu es aux Émirats? tu veux gagner de l’argent mon fils, je le sais, c’est une femme, c’est une femme qui t’a séduit, t’es avec une femme, et tu as honte de nous, tu as honte, parce que je parle mal le français, parce que je m’habille mal, parce que ton père est un ouvrier, parce qu’on habite à la cité, mon fils, tu peux pas avoir honte de la famille, je t’ai porté dans ma chair, je t’ai élevé dans le respect de Dieu, je t’ai transmis les valeurs de la tradition, ton père a travaillé tous les jours pour que tu manges à ta faim, mais toi, toi tu veux des vêtements qui coûtent un mois de salaire, tu parles que d’argent, que d’argent, c’est une femme, je sais que c’est une femme et que tu as honte de nous, elle aime l’argent, elle veut l’argent, elle te veut toi loin de nous, la pauvre femme toute seule sur le quai avec son sac, elle va où? Elle attend qui? Je vois ses yeux, elle aussi, je suis sûr elle a perdu son fils

le chef de gare – il siffle, le train démarre puis s’éloigne, il reste jusqu’à ce qu’il ait quitté le quai, désormais désert – allez hop, j’ai fini, un p’tit tour chez Dédé et à la maison, ce soir omelette aux asperges, c’est la saison avec un p’tit Morgon, qu’est-ce qu’elle fait là, elle, y a plus de train avant une heure, « ma pt’ite dame, vous attendez une correspondance? » elle répond pas, qu’est-ce qu’elle attend? Elle a un sacré sac à dos, je sais pas si c’est elle qui l’a porté mais dis donc, elle plus solide qu’elle en a l’air, bon allez, hop, chez Dédé, faut que je me bouge, j’suis pas mère Thérésa, c’était une journée tranquille aujourd’hui, je passe au PMU faire une grille, Euromillion piège à con, mais on sait jamais

la fille au carnet. J’aurais pas dû partir comme ça mais il m’a trop soulée. J’en peux plus de ce mec. Il croit que je me vais la fermer, il couche avec une pute et je vais fermer ma gueule? Quel con – elle sort le carnet qu’elle a acheté en allant à la gare, un carnet 9cm par 14, couverture rigide, bleu récif, elle a aimé la couleur, la texture et l’élastique qui le maintient fermé, elle a besoin d’écrire mais elle ne sait pas encore si elle va lui écrire à lui ou si elle va écrire pour elle, pour se soulager dans les deux cas – oh, la pauvre, qu’est-ce qu’elle a? Elle a l’air triste, non pas triste, fatiguée, lasse, épuisée, perdue, son regard, je n’ai jamais vu ça une telle fatigue concentrée dans les yeux, elle ne les ferme pas, elle ne bouge pas, ses mains, à plat sur sa besace, immobile, j’ai envie de poser ma main sur elles, l’apaiser, mais je suis qui pour faire ça? elle ne me regarde pas, elle regarde personne, elle a le regard plein, il n’est pas vide, non, il est ailleurs, du côté de la profonde lassitude, je l’aime cette femme – elle ouvre le carnet, se met à y écrire à partir de cette femme, elle a oublié son mec, sa colère, sa jalousie, elle se met à inventer la femme face à elle, le train arrive en gare, le contrôleur annonce deux minutes d’arrêt, elle relève la tête du carnet – mince, elle est descendue, j’aurais aimé lui parler, elle est sur le quai, elle fait quoi? Elle bouge pas, elle est dans le flot, on la contourne, qu’est-ce qu’elle fait? Elle va où? – le train repart, elle la fixe, se penche vers la fenêtre pour la voir plus longtemps immobile sur le quai, une main accrochée à la sangle de la besace le regard fatigué de voir. Sur le carnet que l’homme ramassera bientôt sur la banquette, les derniers mots qu’elle a écrits sont les suivants « elle est sur le quai, elle a posé son sac, elle ne regarde rien, elle ne bouge pas:
“Je suis là, je la suis
Je n’ose rien pour elle”
 »

3 commentaires à propos de “#L3 | Deux minutes d’arrêt”

  1. Et bien je vous avoue qu’au vu de cette tension qui monte, j’appréhendai le moment où cette femme allait se jeter sous les rails… et quoi qu’en dise la fin, la forme ne m’ôtera pas cette idée !