Tentative pour saisir une foule. Tentative pour capter des visages, des regards, des personnages dans une foule imprévisible, incontrôlable, aux pulsions primaires, insondables, répétitives. Tentative d’un début de Foule sentimentale (pourquoi pas ! (La Foule, tout court, pourquoi pas, encore une fois… (C’était tentant, mais trop facile…))) qui emporte dans son flux toute illusion d’une perspective d’un état serein. Foule de l’enfance qui laisse en chacun des êtres émotifs que nous sommes une sensation d’inconnu, d’oppression, de perte de repère. Foule absente, celle des rendez-vous manqués. Foule en devenir, celle de demain. Foule dans sa simplicité, en un mot. Je regarde autour de moi la foule qui se crée et se recrée et dans cette attente à la fois impatiente et perceptible, une attente à fleur de peau, je ressens tout ce qui se dégage de félin en l’homme. La foule présente entre deux passages de bus bondés et qui augmente à vue d’œil, m’interpelle dans ce qu’elle a de répétitif, de mécanique. C’est la fin de l’après-midi, l’heure à laquelle toute une population transite entre le travail et la maison. Et toi ? Qui es-tu ? Toi qui passes et qui repasses et qui t’arrêtes ? Tu te glisses au milieu de cette masse, cet essaim humain qui envahit l’espace et déborde du trottoir. Il fait froid, le jour décline déjà. Comment as-tu fait pour te retrouver en première ligne sans que personne ne t’étripe ? Un tour de magie, en quelque sorte, l’habitude de tromper le monde. Je suis là aussi, présente, mais expulsée, rejetée en bordure de foule. Là où la tension s’effiloche. Là où la rumeur s’éteint. Là où tout s’ajoute discrètement. Là où rien ne se passe vraiment. Lieu de discrétion. Ici, la vie se réinvente. Ici, tout reste possible. Ici tout s’interprète. Je t’aperçois encore, engoncé dans ton pardessus beige, une grosses écharpe bleu pétrole autour du cou. Tu campes sur tes positions. Tu sens et ressens la chaleur humaine qui se dégage à cet instant précis où un léger mouvement de foule s’opère. C’est l’heure. Le bus devrait arriver, être là, mais le bus se fait attendre, il joue avec les nerfs de chacun. L’attente est source de dépense d’énergie. Tu regardes ta montre. La foule frissonne, s’agite, dépitée. Des soupirs d’impatience se disloquent dans l’air saturé. Le bus a du retard, c’est une évidence. La foule s’épaissit encore plus. C’est problématique. Certains n’auront pas de place dans le bus et la foule le pressent, le ressent, en a conscience. Dès que le bus apparaîtra dans le virage, la foule devra agir, réagir, décider. Il va falloir jouer des coudes, jeter des regards noirs, montrer sa mauvaise humeur, son impatience. L’homme a l’écharpe bleu pétrole a réussi à monter dans le bus. Du trottoir, déjà moins peuplé, je l’aperçois. La tête en extension, écrasé par le corps massif de ses voisins, il tente de trouver un zeste d’air vicié afin de ne pas se sentir mal. De mon côté, je dois me résigner : je suis restée sur le quai. Me voici en première ligne maintenant. La foule se reforme autour de moi. La même. Il y a ceux, impudiques, qui parlent fort dans leur portable et qui étalent leur vie insignifiante à la foule. Il y a ceux qui fatigués d’une journée qui n’en finissait pas attendent dans l’indifférence en se balançant d’un pied sur l’autre. Il y a ceux qui se rendent à un rendez-vous, le cœur en joie. Il y a ceux qui, quoi qu’il advienne, sont plongés dans la lecture captivante d’un roman récompensé par le dernier prix littéraire annoncé (oui ! ça existe (ça existe encore (oui ! encore !))) Il y a ceux qui, écouteurs vissés dans les oreilles, battent la mesure et poussent la chansonnette, manière de faire passer le temps, de s’extérioriser, de montrer qu’ils existent, qu’ils sont là aussi. Il y a ceux qui préfèrent porter un bonnet, avec ou sans pompon ou la casquette, visière portée à l’endroit ou à l’envers sur la nuque, le crâne rasé, luisant et la barbe de trois jours. Il y a ceux qui attende en fumant ou qui envoient un message de dernière minute. Il y a ceux qui arrivent en courant, la gorge sèche, la sueur perlant à leur front, pensant arriver à temps pour attraper leur bus, haletants, épuisés par une course à laquelle ils ne sont pas accoutumée. Il y a ceux qui ferment les yeux ou regardent le bout de leurs chaussures comme pour essayer de faire le vide en eux. Il y a ceux qui refuse par principe de porter une montre et qui demande systématiquement l’heure à un voisin, manière d’entamer une conversation. Il y a ceux qui ne peuvent s’empêcher de parler, même à eux-mêmes. Il y a ceux, le regard en coin, qui font semblant et, petit à petit, gagnent quelques places dans la queue. Il y a celui qui passe, la main tendue, tremblante, et mendie quelques pièces. Exclus de cette foule, il ne fait que passer, trainant son ombre avec lui jusqu’au bas du boulevard.