27 Septembre

27 septembre 1992

TOULOUSE

Elle se réveille dans une flaque de soleil, la bouche pâteuse et les yeux collés. Lui dort encore sous cette couette dont la blancheur n’est plus qu’un souvenir lointain. La tapisserie rococo est déchirée par endroits. Elle passe en revue les croquis griffonnés accrochés à la hâte au-dessus du matelas, les essais de BD colorées, les tableaux noirs encrés qui lui trouent le cœur parfois quand elle imagine comment c’est à l’intérieur de lui. Son grand artiste, son maigre, sec et noueux amoureux aux yeux gris d’océan tourmenté. Ça lui fait chaud en bas du ventre. Elle aime être là, dans cet appartement, sur ce matelas par terre, envahi par les miettes et les brisures de tabac, entourée des disques et des bandes dessinées qui meublent l’espace exigu. Elle se sent unique, importante et aimée par ce sauvage que nul n’approche. Elle tente de se rendormir sans succès, résiste à son envie de courir aux toilettes, finit par avancer délicatement son bras hors du lit pour attraper un bouquin qui traîne en essayant de ne pas le réveiller. S’il est debout avant midi la journée sera gâchée. Il ne lui adressera pas la parole, dessinera le dos tourné et elle n’aura plus qu’à aller prendre son bus tristement sans les effusions du départ. C’est déjà arrivé quelques fois comme une douche froide. Une humiliation cuisante. Pour pas grand-chose : une rage de dents, un rire mal placé. Elle ne lui en veut jamais longtemps. Elle  sait comme il se sent fragile et mal aimé. Et elle ne veut que lui. Envers et contre tous. Ses parents et même la bande. Il remue un peu et son bras l’attire vers lui. Elle se blottit contre le paillasson de son torse étroit, dans son odeur d’homme. Il aime son corps à la folie et ça l’étonne. Ils n’ont pas encore fait l’amour pour de vrai. Elle n’a pas peur. Est même curieuse. Mais ils prennent leur temps. Il se sent une responsabilité à être le premier. Il se lève, enfile sa salopette en jean et ses docks, part chercher des croissants ou autre chose si elle veut, du salé ? Elle ne sait pas, c’est comme lui. Elle est gênée. N’ose pas lui avouer qu’elle a une faim de loup, elle préfère qu’il choisisse, elle est sûre, ainsi, de ne pas lui faire dépenser trop d’argent. Le RMI, ça ne va pas chercher bien loin. Elle sait qu’il ne fait en temps normal, qu’un seul repas par jour. Elle fait chauffer de l’eau, rince deux verres dénichés tant bien que mal dans le fatras de l’évier, verse la poudre de café et attend que le liquide soit à la bonne température. Elle guette avec attention le moment crucial : il faut que la crème en haut, prenne une couleur léopard. C’est ce qu’il lui a expliqué la première fois.  Quand il revient, il met un disque. Les Pixies. Ils se calent au coin du lit et prennent le petit-déjeuner. Il roule son premier joint, ne lui en propose pas, il sait qu’elle dira non, il est beaucoup trop tôt et elle doit rentrer en fin d’après-midi. Elle repense à la soirée d’hier. Il s’est plongé dans une BD. Elle le regarde lire à travers les volutes de fumée et savoure l’instant. Plus tard, ils sortent dans le jaune doré des érables qui commencent à vieillir. Ils se tiennent la main sans se parler beaucoup. Elle aime leur silence. Ils traversent la ville pour rejoindre l’arrêt où le bus la cueillera tout à l’heure, passent au-dessus du fleuve, longent les quais. Elle tire parfois sur son bras et ils s’enlacent, trouvent un coin de murette pour échanger des baisers passionnés qui lui font tourner la tête et chavirer le ventre. Son visage et ses joues sont rouges de caresses. Elle emporte cette rougeur avec elle, elle s’estompera ce soir quand elle sera  couchée. C’est comme prendre un petit bout de son amour et le garder au chaud contre soi. Au nez et à la barbe des autres qui l’attendent pour manger, voudront lui faire raconter son week-end mais la regarderont d’un œil soupçonneux si elle en parle avec trop d’enthousiasme. Il ne faudrait pas qu’elle rate son bac. Comme ils sont en avance, ils s’affalent sous l’abribus, touchent des morceaux de leurs peaux. Le temps s’étire, elle est déjà ailleurs, dans cet autobus gris, dans cette soirée morne, dans ce vide lancinant de quand il n’est pas là et qu’elle joue à être quelqu’un d’autre. Un dernier baiser sur le marchepied et il tourne les talons dans son pull trop grand. Ne se retourne pas. Jamais. Ils ne se sont pas dit quand ils se reverraient. Elle s’est habituée à le retrouver chaque fois au hasard. Il vient parfois la chercher à la sortie du lycée, comme s’il se rendait à l’évidence  de leur amour après des semaines sans vouloir lui donner le moindre signe de vie. Il sait toujours où la trouver. Le bus avale la nationale et la pose avant le village. Il y a encore le canal à longer sur deux bons kilomètres. Personne n’est venu la chercher.  Elle se résigne à se mettre en marche. Le père a fermé le portail, lui signifiant par là qu’ils sont déjà à table et qu’elle est en retard. Elle hésite à escalader et finit par sonner pour éviter une guerre de plus. Le spectacle de la vie familiale la glace au seuil de la cuisine. Elle a l’impression de pénétrer de force dans un décor où elle n’a rien à faire. La lumière blanche qui tombe du lustre est trop crue, la vapeur de la soupe la rend moite, en sueur. Elle doit cligner des yeux pour se faire à l’ambiance et regagner son corps.

27 septembre 1995

BERLIN

Son lit est au milieu du salon. Pas de volets : de lourds rideaux. Ce matin : son premier matin. Carine et Dieter lui ont préparé un petit déjeuner traditionnel plein de fromages, avec de la charcuterie et même des patates au sirop de rutabaga. Elle a adoré cette sensation d’être ailleurs pour de vrai. Sur une étagère un peu cachée s’alignent les sculptures de Carine, uniquement des femmes au ventre rond. Elle et Dieter n’ont pas encore d’enfant. Elle se demande s’il en veut, imagine tout de suite que non et que les statuettes sont là pour ça, repense à leur mariage traditionnel et champêtre dans la petite chapelle de St Martin sur le Larzac. A la nervosité de Carine et à la tension de Dieter comme s’ils embarquaient de force dans un périple qui ne leur procurait aucun plaisir. Elle avait mis un bonnet de laine et un tee-shirt marin. Ça faisait contraste avec la robe blanche et le nœud papillon. Son déguisement à elle pour cacher l’émotion. Ils n’avaient pas été dupes, lui avaient écrit un joli petit mot en clin d’œil sur un faire-part avant de repartir. L’avaient invitée à leur rendre visite même s’ils la connaissaient peu. Quinze jours de partage à peine. Quinze jours dans ce lieu fou qu’elle habite, où elle travaille et vit comme jamais. Quinze jours en pleine saison, quand la ferme est bourrée de gens qu’il faut faire manger, écouter, accueillir un à un sans jamais faiblir. Il voulait se marier là, comme un hommage à sa jeunesse quand il était venu aider à reconstruire des bouts de murs. Il s’était replongé dans l’endroit comme s’il ne l’avait jamais quitté. Elle l’aime bien avec son rire tonitruant et sa malice attentive. Carine aussi, mais ce n’est pas pareil. Elle n’a pas ce vécu de l’accueil, cette intuition des autres. Avec elle, elle se retient un peu. Comme ils travaillent tous les deux, elle va devoir se débrouiller toute seule dans la ville, prendre le métro, ne pas se tromper de station, guetter la tour de la télévision : c’est le repère pour descendre. Elle n’a pas osé leur dire à quel point ça l’effraie. Pour eux, cela va de soi, se déplacer, demander son chemin si on se perd, être seul en ville. Pour elle, c’est comme la transgression d’un ordre établi, comme si on l’abandonnait, petite fille perdue dans un monde trop grand. Toujours cette méprise, ce corps d’adulte emprisonnant son cœur d’enfant comme avant son corps d’enfant contenait à grand peine des tourments plus qu’adultes. Elle commence par faire de petits tours dans Kreutzberg, le quartier turc, parvient à se commander un kébab, rentre le dévorer dans l’appartement, un peu honteuse de n’être pas allée plus loin. L’après-midi, elle se décide, prend le métro avec un plan, se laisse porter le long de la ligne, descend puis remonte, ne voit rien de ce qu’elle regarde, teste seulement sa capacité à être seule parmi la foule, son droit de circuler parmi les autres, joue avec un destin qui ne lui fera rien et retourne retrouver ses amis le soir, un peu plus assurée. Soirée poésie dans une cave enfumée. Dieter traduit les vers pour elle, ça parle de révolte, de vent, de liberté, de noirceur, de cassure et de sang. De vrais punks, des anciens de l’Est, qui crachent les mots, de la parole ouverte. Elle n’a jamais aimé la poésie, sauf celle qui ne rime à rien mais là, c’est beau. Ils tremblent tous d’enfin pouvoir dire. Ils ont réquisitionné tout un pan de la ville, squatté des bâtiments pour en faire des ateliers d’artistes, un cinéma, il y a même un parc de jeu pour les gosses avec un vrai avion de guerre qui plante son nez dans le sable, une crèche autogérée. Elle en a plein les yeux de ces gens qui s’organisent ensemble pour faire vivre le quartier. Elle aime ça, l’intelligence collective, la porte ouverte à tout le monde, elle a trop crevé du contraire avant. Tout de suite, elle a envie qu’on l’adopte. De toutes ses forces. Ça lui faisait pareil, gamine, quand elle voyait partir un cirque. Ces gens tous ensemble qui vont quelque part, la tribu qui porte, protège et construit. Elle rêvait qu’elle se sauvait et allait vivre avec eux. Les poètes sont lucides, ils doutent du capitalisme, ne veulent pas être confisqués, assimilés bouche fermée à cet ordre nouveau, se battent avec les flics à la moindre occasion. Leur poésie est politique, c’est pour ça qu’elle la comprend. Sur le chemin du retour, ils passent devant une vitrine encore éclairée. Des gens sont plantés devant. C’est un appartement témoin. Quelqu’un vit là. On le paie pour ça. Pour que d’autres le voient et que ça fasse envie. Envie de cette cuisine intégrée ou de ce lit à baldaquin, de cette baignoire design. Il a le droit de tirer le grand rideau trois heures par jour, le reste c’est du spectacle permanent. Il n’y a pas assez de boulot pour tout le monde, il faut bien inventer des moyens de survivre. Elle pense à ce décalage immense entre sa vie et la leur, entre ses roches torturées et cette ville trépidante en train de digérer ou d’expulser sa mémoire, on ne sait pas très bien. Elle se souvient du mur qui s’écroule au journal télévisé, se dit que décidément rien n’est simple.

27 septembre 2001

TOULOUSE

Elle s’est sentie soulagée de les retrouver tous indemnes. Les vieux copains, l’ancien amour, la famille aussi. Ils lui ont raconté le même jour et la même seconde. Ils étaient éparpillés mais ils ont tous entendu, vu ou senti quelque chose. Un court moment, elle les a sentis réunis par cet instant où ils ont cru tout perdre. Réunis en pensée et à leur insu, bien sûr. Comme si chacun écrivait à l’aveugle un bout de l’histoire d’un autre.  A une minute près, son petit frère était coupé en deux par les grandes vitres de son lycée. La mère a cru à une attaque terroriste dans l’Intermarché du village où elle était en train de faire les courses. La grand-mère s’est retrouvée en Algérie et son autre frère a laissé un long message sur le téléphone des parents. Il était au travail, il voyait le nuage qui avançait vers lui depuis les fenêtres de son bureau, expliquait qu’il ne savait pas ce qui arrivait. Elle imagine sans peine dans quelle Amérique récente il a dû se croire transporté. On compte les blessés et les blessures internes, les gouffres mémoriels se révèlent et crachent des souvenirs en rafale. La grand-mère pleure sans arrêt. Elle va pour la première fois de sa vie, consulter. On dit consulter mais on ne dit pas qui, comme si c’était inavouable. Pas le grand-père. Il ne consulte pas, lui, et ne montre rien. D’abord c’est un homme et il en a vu d’autres. Rien ne vaut le mutisme. Il regarde sa femme avec perplexité et un soupçon d’agacement. Les copains de Toulouse se sont réunis à Myris aux premières déflagrations. Sans réfléchir. Ils ont quitté leurs apparts des quatre coins de ville pour se précipiter au squat. Se sont comptés, touchés, ont poussés jusqu’à chez ceux qui n’étaient pas là, pour s’assurer qu’ils allaient bien. Les sirènes n’ont pas alerté la population, ni donné de marche à suivre. Pourtant, le site était classé Seveso. En cas d’attaque chimique, tout le monde serait mort à courir partout comme ça, dans tous les sens, au lieu de se confiner. Et ça transcende les classes, et ça réunit les gens. Dans le bus, on se parle, on échange, on commente, on cède sa place et on se tient les portes. Elle regrette soudain de n’être que de passage, se sent en manque de ce vécu commun. A presque l’impression qu’une révolution est en marche, enfin. Ça tiendra ou pas. Le temps que les assurances payent ou que les gens soient relogés. La solidarité  aussi a des frontières, ceux des tours à côté du site empoisonné n’ont eu droit qu’à des bâches. Ils ont pourtant patienté quelques jours, en admettant presque de passer les derniers. Ils sont restés entre les murs fissurés et les toits éventrés à faire des prières pour qu’il ne pleuve pas une fois qu’ils ont compris qu’ils ne bougeraient pas. A la maison les prières, parce que la mosquée a été soufflée. Ça n’émeut pas grand monde, quelques allumés de centres sociaux à peine, deux ou trois associations de quartier qui collectent des couvertures avec leurs cernes sous les yeux pendant que Total s’évertue à détecter une erreur humaine pour garder son argent. Elle qui n’avait rien vu de la chute des tours est abreuvée d’images. Les télévisions familiales vont bon train. Elle se sent un peu vide, maintenant, un peu amputée, un brin nauséeuse. Elle n’a jamais aimé ce faux phare rouge et blanc qui éructait sa bave épaisse et jaune. Ce n’est pas ça. Mais quand on passait devant, ça voulait dire qu’on arrivait chez les grands-parents. De la fenêtre de leur salon, pendant les mercredis pluvieux, elle l’apercevait au loin, s’amusait à lancer ses regards tout autour : des arbres, des tours, la rocade, des tours, une cour d’école, des tours et un terrain de boules. Et plus loin la campagne et sa maison à elle. Elle n’est pas sûre de savoir y retourner maintenant qu’un morceau du puzzle a disparu.

27 septembre 2016

LOZERE

Un texto du père puis plusieurs messages datant de hier soir qu’elle n’a pu écouter que ce matin devant l’école. A la maison, ça passe toujours aussi mal. Il est là. De passage. Elle est sur le trajet de sa randonnée. Il demande si elle peut venir le récupérer. Pour qu’ils passent la journée ensemble, si ça ne la dérange pas, et qu’elle le conduise ce soir jusqu’à sa prochaine étape. Toujours ce timbre de voix suppliant et emprunté qui ne lui laisse pas le choix. Elle peste juste pour elle et range au placard toute idée de répit, toute la fête qu’elle se faisait de disposer aujourd’hui d’un petit creux de temps infime dans lequel se lover. Les derniers jours n’ont pas été de tout repos. Ils se retrouvent sur le parking du supermarché. Il l’attend, seul, avec sa tenue de marcheur et son sac à dos comme on en voit des centaines par ici. Ses compagnons ont déjà pris la tangente. Comme toujours en l’apercevant, sa respiration se bloque et  son souffle en corde raide gicle jusqu’au sol tant qu’il y a de l’air dans ses bronches. C’est parti pour le marathon. Elle s’avance en souriant, il lui serre les deux bras comme s’il n’avait rien d’autre à quoi se raccrocher avant de tomber de la falaise. Ses larmes jaillissent, il ne peut pas parler. Ça commence fort, elle se dit, la journée va être longue. Elle se sent déjà en colère de ne jamais réussir à dire non. Qu’il la prévienne au dernier moment sans se soucier de savoir si elle n’a rien d’autre à faire qu’être disponible pour lui quand il se montre incapable de lui rendre la pareille. Et puis elle se calme. Le vieil espoir de l’exemple et de la répétition constante. A force, peut-être… Elle ne sait pas quoi dire, est gênée par son émotion soudaine. Elle le ramène chez elle, lui propose un café, une tisane, quelque chose. Il ne veut rien. Pour ne pas la déranger. Elle pense qu’il se punit, qu’il expie et qu’il veut qu’elle le voie. Il se déchausse. Ses pieds sont dans un état pitoyable. Ils suppurent, les ongles sont prêts à tomber. Il accepte enfin de les tremper dans une bassine pleine d’eau froide et de gros sel. Cette année, il n’y arrive pas. Son corps le lâche. Il est parti épuisé, ne tire aucun bénéfice de la marche, est tenté tous les jours d’abandonner et de rentrer retrouver la mère. Il est inquiet pour elle. Il est sûr qu’on ne la traite pas bien dans ce lieu où on l’a mise en attendant. Qu’elle s’ennuie sans lui. Il ne sait pas comment il va faire  au retour pour continuer, il sent qu’il n’a plus la force. On y était ce week-end, elle dit, et j’y ai passé une semaine entière au début du mois, les frangins se relaient pour lui rendre visite presque tous les jours, elle va plutôt bien, on a fait des tas de pique-nique dans le parc. Le père n’arrive pas à refermer la bouche, la surprise lui agrandit les yeux, je ne savais pas que vous feriez ça, il dit enfin. Elle, dans un soupir un peu las : tu nous prends pour qui ? Elle ne lui dit rien du reste. De ce temps volé avec la mère sans lui qui s’agite, s’affole et décide de tout à sa place, des heures paisibles à lui faire la lecture sous les buis et des menus qu’elle lui a concocté avec sérieux chaque jour, en respectant à la lettre le moindre de ses désirs, ces fous rires incontrôlables qui les ont prises, cette bulle de temps qu’elle a savouré parce qu’elle savait qu’il n’y en aurait probablement plus d’autres. Elle ne dit rien non plus des discussions graves, de la fatigue des soirs quand il fallait la laisser à la merci de la nuit. Elle ne veut pas partager ça avec lui, il le lui volerait, en ferait un tout autre récit. A la place, elle prépare un repas. C’est sa manière à elle de lui montrer qu’elle l’accueille. Il ne mange presque rien hormis un œuf dur et une tranche de jambon qu’il a sortie de son sac. Elle lui propose de l’argile pour étaler sur ses plaies. Il proteste que rien ne le soulage, c’est toujours pire après mais il essaie quand même. Le miracle opère, cela lui fait du bien. Elle est tentée de croire que c’est parce que ça vient d’elle. Il se transforme sous ses yeux en tout petit garçon. Elle fait comme d’habitude : elle accueille et elle porte. Elle assiste impuissante, au spectacle de cet homme qui  lui raconte des choses qu’elle n’a pas à connaître, pas quand on est sa fille. Alors, elle se décale, elle sait très bien faire ça. Il lui arrive même de penser qu’elle a été construite pour ces moments, à dessein. Parce qu’il était écrit quelque part dans une boucle du temps qu’elle aurait à les vivre et qu’il fallait qu’elle s’y prépare. Elle l’écoute en essayant de ne rien y voir de personnel, elle sait que cela reviendra l’abîmer plus tard, quand il sera parti. La journée passe lentement dans les jérémiades du père qu’elle apaise comme elle peut. Elle propose des solutions pour la suite avec la mère. Elle ne dit pas qu’il y a déjà longtemps qu’elles en parlent toutes les deux. Mais c’est comme le reste : il n’y a rien à faire, juste laisser pourrir. A la fin, il est mieux, il a vidé son sac. Elle n’en sent pas encore le poids. Ils vont aller chercher la petite à l’école et elles l’accompagneront ensuite jusqu’au gîte. Elle sera contente de voir son grand-père. Il n’y avait pas pensé. Elle prépare pour les lui offrir, quelques tomates du jardin. Il les prend en s’excusant, il a peur que ça la dérange, encore. Elle se retient pour ne pas hausser les épaules. La petite est ravie de la surprise et babille à qui mieux mieux mais l’orage sur le front du père ne s’allège pas pour autant. Il s’inquiète quand elle prend la route des crêtes qui grimpe le long du Causse. Elle lui montre les paysages magnifiques mais tout ce qu’il remarque c’est qu’il n’y a pas assez de place pour que deux voitures se croisent. Elle ressent du plaisir à l’idée qu’il est obligé de se laisser conduire. Ils arrivent à bon port, il retrouve ses camarades, elle discute un peu pendant que la petite joue avec une portée de hérissons dénichée sous les iris. Le soir tombe. Elle commence à sentir sa tête qui s’alourdit. Elle se hâte de prendre congé comme on quitte un parent éloigné que l’on ne recroisera pas de sitôt.

A propos de Stéphanie Rieu

J'ai 44 ans et à ma grande stupéfaction, je vis en Lozère depuis maintenant quinze ans. J'ai souvent pris des trains en marche pour le plaisir de l'aventure ce qui m'a permis de pratiquer différents métiers tout aussi passionnants les uns que les autres et toujours en lien avec l'humain. Il y a quelques années, je me suis formée à la biographie familiale avant de réaliser que c'était sur ma propre matière que j'avais envie de travailler. J'ai donc intégré "Les Ateliers du Déluge", où, avec d'autres compagnes d'écriture, nous formons un ensemble insolite, disparate, joyeux et déluré, ne reculant devant aucun défi, ni prise de risque (y compris celui de s'inscrire sur les ateliers en ligne du Tiers-Livre !). Aujourd'hui, j'essaie de prêter une oreille attentive à ce qui m'anime : écrire, cuisiner, lire, accueillir, jardiner afin d'oser aller à ma rencontre. Malgré les efforts incessants que je déploie pour essayer de réfléchir sérieusement à mon avenir, je ne sais toujours pas ce que je voudrais faire quand je serai grande.

3 commentaires à propos de “27 Septembre”