27 septembre 1990
Sans passage par l’église tout est triste et silencieux. Rendez-vous au Celtic à 10h30. Personne d’autre que moi ne se présente. Au comptoir je commande un demi. Les secrétaires en pause boivent leur café, les serveurs dressent les tables du déjeuner, la radio passe la Lambada – la journée suit son cours et j’ai, par ma présence dans ce bar si proche du cimetière, la sensation d’être à ma place dans la troupe des silhouettes familières, juste un peu plus sombre de costume et d’expression que les habitués. Cette année l’automne est là en avance. À 11h15 les roues du corbillard remontant l’allée principale s’enfoncent dans un tapis de feuilles collantes. Nous sommes neuf. Pas de regards échangés, si peu d’épaule contre épaule. Ce qui me vient alors à l’esprit : ce matin on enterre les centaines de chansons qu’il connaissait par cœur et fredonnait du matin au soir – cette formidable mémoire des airs que braillaient les crieurs de son enfance, le haut-parleur des premières radios, les écrans des premiers parlants. Sa tête pleine de couplets/refrains entraînants, d’airs à danser sur les parquets cirés. Voilà ce qu’on enterre ce jour. Dans le silence qui accompagne la cérémonie aucun canon possible. Personne pour se rappeler les paroles. Personne ? Personne, moi le premier. C’est le silence qui nous rassemble, lui horizontal, nous verticaux, ce matin d’automne. Ce 27/09 sanctionne cela.
27 septembre 1995
Il fallait revenir de vacances pour entendre ça. Messages du 20, du 23, du 24, du 25 puis le silence qui suit le dernier bip et la sensation si rare de se voir du dessus, témoin de soi-même assemblant les mots qui donnent sens à la nouvelle dans l’espace soudain privé de meubles, d’air, quelques secondes comme une éternité sur une ligne de crête entre deux mondes où l’on se tient chancelant. Les idées qui viennent au moment où le sang remonte à la tête, personne ne peut les imaginer : avec tout ce sale va bien falloir deux machines, est-ce que le chauffe-eau est en marche, penser à acheter des cigarettes et la Carte Orange d’octobre. Une heure de transport et nous voici parmi les vivants qui, en cinq jours, ont eu le temps de se composer un air, de comparer le noir et l’anthracite, de s’ajuster. Je débarque le nez encore rouge de la plage. Sur le banc en bois, sagement installés, on écoute le curé puis on nous lâche sur la nationale où se croisent les trente-huit tonnes. Le cimetière n’est qu’à cent mètres, on s’y rend à pied, enjambant les flaques laissées par les averses du matin. L’inhumation ne prend qu’une minute – quelques fleurs sur le chêne et c’est fini. On me prend par le bras. On me cale entre oncle et tante. Les gens défilent. Je n’en reconnais pas un. On me broie la main, on colle ma joue à d’autres joues pleines de larmes. Je suis au centre de l’attention, au croisement des regards, objet de toutes les sollicitudes provisoires. Je suis le fils – réduit à cette place ce jour de septembre, serré par tant de bras que je ne sais plus de quoi est faite la douleur.
27 septembre 2019
Ce qui reste c’est le silence. Le vent dans les arbres du parc, la rue les fenêtres ouvertes, les camions sur les rocades, les cris de la cour d’école, les trains qui passent sans s’arrêter, le disque sur la platine, les échanges au téléphone, tous les « Joyeux Anniversaire », toutes les « Bonne Année ». 1990, 1995, ce qui reste c’est le silence, année après année. Ce matin on passait rue de la Station. Les klaxons sous la pluie, les talons sur les trottoirs, les sonnettes des bicyclettes, la vie s’écoulait et pourtant, rue de la Station, ce matin, le silence recouvrait tout. Ça fait maintenant vingt-quatre et vingt-neuf ans que ça dure. La ville a beau ériger des tours, les foreuses percer des tunnels, rien ne se dresse contre le silence, rien ne s’enfonce plus profond que lui. Il embrasse la vie comme la nuit succède au jour et le jour à la nuit ce 27 septembre 2019. Il a toujours régné sur le monde, affirmant : Ce qui s’entend au dehors jamais ne me recouvrira. Chaque année le gonfle de bouches qui se taisent. Le compte dépasse désormais nos dix doigts. Ces derniers mois deux d’entre nous sont partis. J’entends la rumeur du monde s’assourdir. Je sais encore le crissement du tram, l’orage sur la verrière, le chat qui ronronne, la machine qui essore, le grésillement des néons dans les grandes surfaces. Je reconnais les mobylettes dans le calme de l’été, les Mirages le 14 juillet, la sonnerie du réveil, les annonces sur les répondeurs, les cris des supporters, les retards dans les haut-parleurs des quais ventés. Je sais pourtant que d’un 27 septembre à l’autre le silence vole au monde le poids dans l’air des corps aimés, leurs rires, leurs secrets murmurés. De 27/09 en 27/09 le monde s’estompe, le monde se dépeuple. Le silence gagne. Il gagne à tous les coups.
Texte extrêmement émouvant, extrêmement beau qui laisse sans voix…
vraiment très très très beau !