fille enfant dame

Fille 1 : les coins de ses lunettes en écailles, posées sur un nez épaté, dépassent d’une chevelure noir de geai tombante raide comme des baguettes. En son for intérieur : une lumière jaillissante, aveuglante, brûlante troue le ciel, traverse la couche de nuages, transperce les immeubles et s’enfonce dans le sol.

A l’arrêt de bus l’attente est longue ce matin. l’écran affiche 9 minutes avant l’arrivée du 72. plus une place sous l’abri. la pluie dégouline des toits. un éclat attire son attention. l’éblouit. un infime rayon de soleil a rencontré un papier d’emballage dans le caniveau. papier qui s’envole et disparaît au passage d’une voiture. elle le cherche du regard puis se détourne vers l’écran. encore 8 minutes.

Merde. (elle fourrage dans son sac) je vais pas décrocher maintenant (elle se penche pour regarder le panneau d’affichage) Ledru-Rollin deux stations. trop court. je la rappellerai ce soir. ou peut-être ce midi. s’il s’arrête de pleuvoir je pourrai l’appeler du square en bas de l’immeuble. je passerai à l’épicerie prendre une banane et des chips.(elle fouille dans son sac) mince tsss j’aurai dû prendre les barres de céréales. (le bus est bloqué à un carrefour) j’aurais eu le temps de lui parler ça m’aurait évité de la rappeler.

Enfant 1 : un air enfantin indélébile comme ses taches de rousseur disposées sur ses pommettes. En son for intérieur : une voile se gonfle à l’horizon, file vers le large et bascule brusquement dans le vide au bout de l’océan.

dans son assiette la tranche de rôti froid et saignant baigne dans la jardinière de légumes. c’en est trop. tout vider dans la poubelle sans que les dames de cantine ne la voient. bourrer ses poches de morceaux de pain à la mie blanche et à la croûte dorée. filer vite dans la cour de récréation où elle trouvera un groupe qui aura lancé une partie de loup touche touche.

Pourquoi elle me dit que j’ai pas le droit ? c’est pas elle qui décide. de toute façon elle est nulle sa règle. elle fait sa commandante. c’est moi qui est dit qu’on jouait à loup glacé. et quand on est touché on est glacé. c’est tout. je l’ai touché. c’est une tricheuse.moi je joue plus si c’est comme ça. tu viens Milana.

dame 1 : bouche en cul de poule et nez en trompette. étroitesse du visage osseux qui le rend presque plat et très pointu. En son for intérieur : l’eau saumâtre s’écoule de la cuve. la dernière goutte échappée, un claquement se fait entendre. une carpe arc-en-ciel agonisante martèle de sa nageoire le fond de métal asséché.

c’est l’heure du café face à la baie vitrée qui donne sur le barrage. la radio diffuse le journal de la mi-journée. dans quelques instants chacun se retirera dans sa chambre pour la sieste. avant de monter elle passe par le bureau et jette un coup d’oeil à sa messagerie, vérifie que les enfants n’ont pas essayé d’appeler sur skype.

j’espère que les enfants viendront pour Noël. c’est dans trois semaines et ils n’ont toujours pas dit ce qu’ils comptaient faire. non vraiment ils se rendent pas compte. (se penchant dans l’escalier) Michel ? Michel mon chéri tu as commandé le pineau et le cognac à Lambert ? (un temps) Il m’entend pas. il a dû enlever ses appareils. Michel ? Michel ? (elle attrape une feuille et un crayon) je vais le noter qu’on oublie pas. Lambert. qu’ils viennent ou pas ça se gardera pour plus tard. pour les chapons j’irai chez les Ducourret. je les congèlerai. faut vraiment que je m’occupe de tout. (la sonnerie de skype retentit) ah très bien c’est Catherine.