1– La femme de Paul
Ils disent : « c’est le portrait de Michèle Morgan », ce sont les yeux: « elle a de beaux yeux ». Des jambes interminables qu’elle montre. Châtain très clair ou blond foncé naturel. Grande pour l’époque, une silhouette de mannequin : petit 40 dans le haut et grand 36 dans le bas; sa forte poitrine rarement découverte. Le grain de beauté qu’elle a sur le menton. Le grain de tabac dans sa voix — à quatorze ans elle a commencé à fumer. Des lèvres minces et charnues; les deux à la fois. La peau claire, veloutée. De longues mains aux articulations noueuses. Très tôt elle sait se servir d’une machine à coudre puis d’une machine à écrire. L’école s’arrête au brevet. Bonne élève, elle devient secrétaire. Ce n’est pas un accident; c’est socialement déterminé: elle ne sera pas écrivaine. Jusqu’à son mariage, pour une grossesse non désirée, elle dort dans le même lit que sa mère. On mange. On se lave. On étudie dans la cuisine. On tire un rideau pour la toilette. Le père est ouvrier tourneur. Il passe à vélo une fois par mois, un beau vélo de course. Il donne de quoi finir le mois, en espèces dans une enveloppe. Elle se cache pour ne pas l’embrasser. La bassine pour laver les bas, les patates, le visage et les mains. »Bien se laver le cul c’est donc ça le désordre! » chante Ferré dans Les amant tristes; elle aimera Ferré. La toile cirée. Le poste de radio. Les feuilletons. Sa mère à elle, brune avec des taches de rousseur. Sa dernière fille à elle, brune avec des taches de rousseurs, elle ne saura pas l’aimer. Elle épouse le fils des patrons qui est patron de naissance. Il ressemble à Montand, en petit. Il roule en décapotable. Il aime l’art. Il achète des œuvres rares et couche avec des femmes en vu ou des secrétaires. Il trouve sa beauté rare. Il la trouve Hitchcockienne. Il lui fait quatre enfants en trois grossesses par accident. Trois filles et un garçon. Il la couvre de cadeaux mais elle n’a pas d’argent pour nourrir les enfants. Elle revend les chaussures de marque et les sacs pour acheter du lait. Elle rencontre Paul à l’épicerie. Paul à 7 ans de moins qu’elle. Il étudie le droit et la gestion. Elle quitte Lyon où elle vivait. Reprend un travail de secrétaire, vit à Cachan et voit Paul en se cachant. Il paye le loyer. Elle obtient le divorce. Elle obtient une pension. Hélène, Claire, Baptiste et Béatrice ce sont les enfants. Elle aime ses enfants comme une louve même sa fille qu’elle ne sait pas aimer. Elle aime la littérature de toute sa tête, de tout son cœur. Y plonge son corps. Depuis toujours elle manque de temps. Elle se passionne pour la politique. L’union de la gauche. Elle défile pour l’avortement. Elle ne travaille plus qu’à mi temps. Elle a épousé Paul. Il est devenu cadre dans une banque. À quarante ans elle passe son bac et elle entreprend des études de lettres. Elle aime Virginia Woolf et Marguerite Duras. Elle fera un mémoire sur Emily Brontë. Ses filles adultes diront : — Maman aurait pu aimer une femme. Elle est pudique et timide. Elle est directe. Brusque et tendre. Quand elle te serre dans ses bras tu redeviens une enfant. Elle est chaleureuse et distante. Elle sait préparer des repas copieux pour dix avec très peu. Les amis de ses enfants sont comme ses enfants. Elle sait coudre des costumes de fêtes avec rien. Elle aime Noël pour la lueur des bougies; les papiers de couleur au pied du sapin. Quand avec Paul ils quittent Paris pour la banlieue de Lyon elle a un jardin. Le jardin embaume. Elle fait une dépression qu’elle noie dans le parfum des fleurs. Elle voit mourir sa fille ainée. Elle meurt ce jour là. Elle est vivante et morte. Elle a huit petits enfants. Deux fois par an nous-nous écrivons. Je ne l’avais pas revue depuis l’enterrement. Dix ans. Je l’ai revue il y a trois mois. Le fait qu’elle lisait Les lionnes de Lucy Ellmann. Aujourd’hui elle a 83 ans.
2 – Elle et lui
Affublée d’un bazar de sacs plastiques, corps porté en avant, elle trace. Son pompon rouge est son panache, marin d’eau douce échoué sur le bitume, il clopine. Elle rebrousse son kilt et pisse dans le caniveau entre deux voitures. Il va à l’urinoir du bord de Loire.
3 – L
Son diminutif c’est Lu, Lu comme… Il ne prendra plus un gramme se l’est promis, elle est comme ça. Fumera plus pour compenser ; il aura la peau grise, elle le sait. Les cheveux longs et noirs c’était quand ? Tous les deux ans la coupe change. Pour Tosca c’était court et peroxydé, avec des touches sombres aux racines et un trait d’Eyeliner pervenche. Le bas c’est legging baskett. Les hauts varient. Ce pailleté échancré sur la poitrine glabre lui va au teint. Il l’a chiné. Il a un amoureux qui la trouve belle. Demain c’est promis il ne touche plus aux confiseries des loges. Elle a faim. Il descend s’en rouler une.
4 – Mademoiselle B
Sa jupe écossaise, en tapisserie d’ameublement dans un camaïeux de marrons, le gilet de même étoffe boutonné par l’arrière : imaginer la contorsion des bras pour attraper les boutonnières et cadenasser le buste creux. Ce dos qu’elle a courbe, les omoplates, deux ailes atrophiées. Le col ras du cou arrondit, blanc ainsi que les manches et les bas — les jambes et les bras stylisés. Une voiture l’avait fauchée, laissant sous sa coupe de cheveux rase une cicatrice plus longue que celle autorisée pour la lame des couteaux de poche. Mademoiselle Bazin avait failli mourir. Elle en gardait quelques lubies et s’envoyait en l’air en sonnant la cloche à la fin de l’étude .
Pudique, timide, directe, brusque et tendre. Merci Nathalie Holt de vos touches subtiles qui disent tant. Merci.
Merci Ugo.
J’aimerais recontrer la femme de Paul. Merci.
Merci Irène.