Selon la légende familiale, je marche à neuf mois. L’enfant que je vois sur les photos, le jour de ses premiers pas, s’est levé sans appui et marche sur le sable humide et finit par courir sur la bande granuleuse d’une plage d’Arès. Se lever sans appui et ordonner une nouvelle marche du monde à partir d’un point d’équilibre en mouvement : la mer s’approche à chaque nouveau pas, le sol menace à chaque secousse de vous engloutir. Jamais on ne retrouvera cette sensation-là, l’euphorie d’un éveil, la conscience d’un pas suivi d’un autre, le vertige permanent de la stabilité. Peu à peu, avec confiance, l’enfant se lève sans appui, fière de sa liberté nouvelle, la marche lente et lourde affole le sol mais bientôt elle court. À neuf mois, sans appui, l’enfant se redresse, frôle le sable d’un premier pas, viennent les suivants, peu à peu emportée par la machine même du corps, par la mécanique qui se réveille, le mouvement s’accélère. D’abord le talon se lève et déroule le pied tout entier jusqu’à la pointe qui s’enfonce, en alternance rythmée avec l’autre pied qui un instant s’étale puis, à son tour, talon haut pointe soudée en équilibre, avant que l’autre ne prenne la relève. Encouragée par l’ovation, l’enfant marche à neuf mois comme si elle avait toujours marché, elle retrouve les gestes ataviques. Elle court parce que le monde ordonne son image nouvelle : bande de sable gris, mats des bateaux, blancheur des voiles, miroir brillant de l’eau sous le ciel blafard qui viennent à sa rencontre. Ensuite l’image en pointillés : le mat des bateaux saute au fur et à mesure que le pied s’enfonce un peu plus, son tissu fuligineux vibre dans l’air, la mer déploie sa ligne sinusoïdale, les rayons lumineux giclent autour. Dans l’euphorie du dévoilement d’une ligne de mer qui s’étire, le mouvement du pas et du suivant s’intensifie pour que tourbillonne toujours plus fort le goupillon du pied dans le sol meuble, la valse des mâts habillés dans le ciel clair, la fraicheur iodée des embruns sur le visage. Toujours plus vite quand l’enfant court sans appui prise de confiance, si jeune pourtant comme l’affirme la légende familiale mais guidée par la force atavique, les encouragements ne suffisent pas à maintenir longtemps le point précaire de l’équilibre. Alors le sol lâche en premier, efface sa solide présence, un instant hors de contrôle le corps éprouve son centre de gravité, bascule en avant, déplace la tête en bas dans le prolongement du tronc, des jambes, des pieds enfin qui battent l’air. Et c’est une ligne de sable gris dans un horizon oblique, une ligne qui dissimule le ciel, éteint les cercles frémissants des voiles, élimine le chevron de mer. Et c’est la colère d’une ligne de corps verticale qui échappe, dans les cris, dans les larmes d’eau salée.