Je ne sais pas ce que j’ai utilisé comme gouge ; peut-être l’embout d’un plumier sans tête, mais pas sûre, en tout cas ce devait être du métal. L’armoire était vraiment massive. Et noire. Et neuve. Neuve de cette époque là, je crois qu’on n’avait pas encore annoncé la mort de Pompidou au journal télévisé.
Un bois noir qui n’était pas plein. Le placage faisait des volutes, des arabesques, inquiétantes dans la lumière rasante de la petite lampe du soir. J’ai pris cet outil, cette gouge faite de je ne sais plus quoi – mais en le racontant, en l’écrivant, j’arrange, je colmate les blancs, je ne me souviens plus du tout du moment où j’ai pris cette pointe et où j’ai eu l’idée d’appuyer cette pointe contre la porte de l’armoire. Je me souviens bien en revanche du moment exact où je fais le geste mien, mon geste, suivi d’un autre geste, même pression mais différente direction, autre courbe, arrondi puissant – de la puissance que j’avais à cet âge –, et surtout je revois le copeau qui naissait, libéré du bois, comme animé de roues internes, et léger, dansant, légèrement entortillé.
Je ne saurais pas dire ce qu’il y avait dans cette armoire. Peut-être rien. En tout cas rien qui soit resté, ni dans mes mains ni dans ma tête.
Je me souviens de cette armoire la nuit, de ses pouvoirs magiques : si je m’endormais en la regardant je rêvais de fourmis ; si je dormais en lui tournant le dos d’araignées ; et je ne savais pas entre les deux choisir le moins terrible.
Je ne crois pas que les copeaux jolis étaient une vengeance. Et je ne pense pas non plus avoir été grondée (il est possible que mes parents aient cru à une crise de somnambulisme).
L’arabesque couleur sable est restée, la nuit, le jour, et bien après la mort de John Lennon. Mes boites sont pleines, mes boites sont vides, mais elles sont décorées.
oh la jouissance du copeau qui se dégage… (j’aimerais que ce soit moi qui tienne la gouge même bizare)
De Pompidou à Lennon, un petit copeau de temps… Merci. JMG
J’adore les repères de temps Pompidou, Lennon, les repères dans l’espace fourmis ou araignées et aussi comment la remontée du souvenir, sa réinvention est mise en scène « je colmate ».
C’est très beau. Merci
Vraiment le tissage du passé au rêve forme quelque chose de tellement joli délicat – si simple et discret – trop bien
Merci beaucoup à toutes et tous de vos passages/réceptions, merci !
le sentiment d’être tout à fait dans cette réappropriation lacunaire du souvenir… l’incision et la disparition… les noms propres les dates et la mémoire du corps suspendus au rêve
J’y vois juste le le plaisir de poser sa marque, mais c’est probablement mes rêves enfantins de puissance et de destruction qui se glissent ici à la lecture.