river le clou du père enferme le marteleur | tanné de ce qu’il fut | à présent le fils-la colère | l’étrave fend la Méditerranée | il a embarqué | d’une rive à l’autre | il comprendra qu’on part puceau de l’horreur | mais pour l’heure il fuit plus qu’il n’arrive | emporté dans son erre du Nord vers la Bretagne, de la Bretagne vers Toulon | Guyotat n’a pas encore écrit son Tombeau pour cinq cent mille soldats | le drame est en place depuis un siècle | il attend ses nouveaux acteurs | sur la rive de départ il n’est pas dupe de l’exotisme | mais loin d’imaginer ce pour quoi on l’appelle | loin la musique loin la femme | un nom : un grade qui vogue vers l’Afrique | autour de lui : Jacques l’Avignonnais qui survivra | le regard doux les sourcils broussailleux et le français qui chante | ils seront amis de peloton | autour d’eux : des visages juvéniles dans l’excitation de la nouveauté qui en tuera beaucoup | lui ne sait pas qu’il échappera plusieurs fois à la mort | dans des circonstances qui feraient pâlir les plus endurcis | loin le dessin loin les études | il reverra Jacques en Avignon et tireront au vieux Colt | bien qu’il haïsse les armes à feu | il ignore encore qu’il se taira | que les questions tomberont avant de l’atteindre | que sa femme lui fera taire ce qu’il va bientôt vivre quand son fils à naître les posera, ces questions | il n’y sera plus quand Guyotat publiera Par la main dans les enfers | de toute façon les mots ne sortent pas | il n’a pas lu Guyotat | mais London et Curwood si | mais les Fleuve noir si | M. G. Braun et G.-J. Arnaud si | et San Antonio si | il ignore que la cause pour laquelle il se torchera au sable est caduque | tous victimes d’une ruse de l’histoire qui les poussera en coulisse | autour d’eux : l’éblouissement de la mer | la peinture blanc sale cache-misère sur les gros rivets du pont | il faut pas s’y fier | au sosie inconnu qu’il va rencontrer | au sosie qui évite de justesse l’égorgement dans la casbah | au sosie qui grimpe dans le bon camion et ne saute pas sur une mine ce jour-là | au sosie que la bombe déposée dans la caserne algéroise ne touche pas | aux sosies coincés dans une embuscade et sauvés in extremis par la Légion étrangère | au sosie qui défendra une clôture électrifiée qui ne défend rien | qu’un malin génie lui présente ce sosie, qu’en aurait-il pensé | rien sans doute rien d’autre que de nébuleux futurs possibles | sa propre mort est une fable à laquelle on ne croit pas | de là-bas qu’il ignore encore il rapportera un poignard dans sa gaine de cuir | la recette du couscous | un appareil photo qui fera la joie de son fils | la dysenterie | l’expérience de l’infinie cruauté humaine | l’exécration de l’excrément de chameau comme moyen de chauffage | la Méfiance scellée au fer rouge envers celui qui s’approche trop près | l’amertume d’avoir choisi la rive insensée | des photographies en noir et blanc aux bords dentelés | une paire de jumelles militaires sans leur étui | des cauchemars jusqu’à la mort | le caméléon Néness finalement naturalisé sur une branche | les visites nocturnes de scorpions perfides | s’il avait lu Le désert des Tartares, une certaine analogie avec le roman | l’absurde maintenance d’une ligne-frontière électrifiée qui piégeait les lapins plutôt que l’ennemi | l’âpreté minérale du désert | le foie de chameau vert-avarie | un iguane fouette-queue jamais baptisé | les levers de soleil sur l’erg | la forteresse de son silence | le sable insidieux | mais pour l’heure les côtes algériennes commencent à poindre sous les index tendus des soldats | la main en visière vers ce fin liseré blanc | sa ligne pure idéelle | parfaitement abstraite : que dit une ligne d’un cataclysme à venir | eût-il fallu qu’ils soient prévenus | l’inertie du navire qui les amène sur l’autre rive est inarrêtable | il est quartier-maître de la Marine | il est plongeur sous-marinier | électro-mécanicien | et bientôt chair à vif | le contre-ordre n’arrivera jamais | arriver en méconnaissance est une insulte | arriver armé est une insulte | pour qui la profère pour qui la reçoit | l’exotisme aura vécu durant les quelques heures du transbardement de l’escadre de Méditerranée | de la prise des quartiers | de la projection sur zone | pour l’heure la dentelle blanche des arcades à l’approche | l’étagement de la ville qui recule vers l’horizon de coupoles en rectangles troués de fenêtres noires | la trompeuse immobilité des pierres | c’est un décor qui deviendra tragique dans ses noirs et blancs | dans le sourire des autochtones | dans les yeux noirs des femmes | dans les parfums épicés et rebutants | ne pas savoir est sans doute une bénédiction | il s’en remet aux ordres | à l’organisation militaire | à la hiérarchie déresponsabilisante | aux copains | à Jacques d’Avignon | à ce qu’il emporte avec lui | mais tout cela ne suffira pas à endiguer la lame de la barbarie | elle commence à grossir | accumule de l’énergie et bientôt va déferler | … | la vie défendue à la pointe du poignard | à l’éclat de la grenade | au MAC 1950 | les patrouilles mortelles | il est silencieux déjà et sait écouter | on le surnommera bientôt le prêtre | parce qu’il écoute mais ne confesse
emportée par le flot des mots
noyée dans un bonheur de mots
Je suis heureux que cela vous ait touché !
Un texte qui vous secoue,qui décape, c’est bien.
Merci de votre commentaire Laurent, touché qu’il vous ait fait de l’effet.