De l’autre côté de la voie, la femme n’était qu’un inintelligible flot de paroles. Marches arrière, voltes faces, elle déambulait dans un maillage désordonné de lignes brisées, traînant son bric à brac de couvertures et de cartons, sans compter le raffut d’invisibles gamelles ; souvent le chariot manquait verser. D’obscures obsécrations lui déformaient le visage. Elle emplissait l’espace, l’occupait tout entier, le couvrait de ses incohérences. La véhémence du corps et des mots offrait cependant le spectacle sonore d’une adéquation tristement parfaite : celle d’un délitement absolu avec une fragmentation entamée au-dedans il y avait bien longtemps. De la main restée libre, tantôt elle brandissait un poing dressé, tantôt d’un violent revers de bras, elle balayait ce qui se présentait devant elle, invisible, sournois, sans doute aussi proche ou lointain que l’origine de son déclassement — de sorte que, tout saturé qu’il fût de sa voix et de son désordre, le quai, occupé par des voyageurs de fin de journée, finissait par faire monde et langage de ce monde-là ; il trouvait dans ce fracas d’incohérence et de tumulte, dans ce frottement entre deux, un équilibre de réponses ubuesques à d’ubuesques propos, l’ensemble valant cependant pour constat d’une folie furieuse et des indécentes confrontations que l’humanité était capable de produire. Le quai était l’antichambre des rames mais déjà les langages s’y entremêlaient, tout s’y disait sans se dire — tout de la femme, tout de ces voyageurs aussi, tout d’un huit clos ponctué par le vacarme des rames déboulant de leur tunnel comme des échappées, tout se croisait, s’interpellait, s’affrontait, se percutait plutôt — se percutait sans qu’aucun coup n’eût été physiquement porté, la tranchée comme une cicatrice entre les deux quais, les incohérences de la femme, le mutisme des voyageurs, les sirènes d’emplacements publicitaires — liberté-abondance-frugalité, on y avait plaqué des corps étalonnés aux normes d’un club de vacances, les mines radieuses d’une famille format cinémascope, un 4×4 pimpant neuf en goguette sur un ruban asphalté — la femme était-elle encore seulement capable de lire ces promesses régulièrement renouvelées par des colleurs d’affiches ? Il se tissait la trame d’un inaudible dialogue, auquel les accents forts de discours décousu de la femme tentaient de faire franchir la barrière des ventres. Tant son regard ne se fixait sur rien ni personne, l’on n’aurait su dire si c’était ce langage désincarné plaqué sur les murs qui lui soulevait la voix, ces bribes de vie sous cloche dont elle était le dissonant bourdon, les regards tantôt fuyants, tantôt désapprobateurs, les sourires amusés, ces corps sans réaction… Après leur journée de travail, entre le passage de deux rames, certains voyageurs somnolaient ou s’étaient assoupis sur leur siège ; d’autres avaient le nez plongé dans un roman feuilleton, la une d’un quotidien, une guerre qui s’arrêtait là, une autre qui commençait ailleurs ; l’on n’aurait su dire non plus s’il y en avait d’indifférents ou de compatissants mais, assurément, nul ne pouvait ignorer l’émotion lourde dans l’intonation, les décibels de la voix se fracassant en vain contre ces corps cadenassés, l’agacement, le mépris, leurs soupirs de frustrante impuissance, des hypothèses nées de leurs propres blessures, des arguments et des contre-arguments, le confortable silence de conformismes faciles, regrets, révoltes étouffées.. rien n’échappait à rien ; sur la quai, ce dialogue se renvoyait d’inaudibles répliques s’élevant plus haut que le silence des voyageurs bien sûr, s’élevant surtout au dessus de la voix et de ce corps qui traînait son chariot comme un boulet avec, toutefois, la virulence d’un démon. Une enfant était restée debout, tout au milieu du quai ; elle observait la femme à la dérobée, tentait de démêler les imprécations, les vociférations, comprendre ce qui les avait provoquées, éclairer toute cette sauvagerie, pourquoi l’immobilité des adultes quand sa main tremblait dans celle qui serrait fort la sienne. La femme s’était arrêtée en rencontrant son regard.
et si le dialogue semblait impossible dans cette scène que vus rendez si parfaitement semblable à tant et trop d’autres, il y
pardon ) … il y a ce dialogue muet, grâces soient rendues à la petite fille pour sa sincérité
… impossible comme un dialogue de sourds et qui cependant, plus que la langue, forme une espèce de langage qui s’offre aux regards attentifs – merci pour le vôtre sur ce texte, Brigitte…
tout ce monde désordonné désenchanté qui remplit le regard de l’enfant et l’interroge
scène muette qu’on visualise dès les premières secondes
… que du langage ! Merci pour ce retour, Françoise…
la femme, son déploiement sauvage et l’enfant du quai. C’est beau.
… oui, l’innocence versus la sauvagerie, le cheminement entre les 2, l’instant de bascule, la lente descente ; merci pour ce regard.
Touchée en plein coeur, merci beaucoup.
… merci de ce retour, Clarence, bien des années plus tard, alors que je ne prends plus le métro, cette vision me travaille encore !
ils et elles sont toujours dans le métro, ces êtres qui passent habillés vêtus serrés dans des habits passés salis usés comme eux-mêmes, qui crient parfois (c’est sans doute pire quand ils se taisent) – il y a cependant de nos jours les gens qui sont casqués (et masqués : nous nous en cachons parfois) qui écoutent semble-t-il quelque chose – d’autres aussi qui s’emportent au téléphone – d’autres encore qui regardent des séries, qui jouent sur leurs petites machines : les discours parfois incompréhensibles des mendiants, des fous, des laissés-pour-compte, là, avec leurs sacs, leurs chaussures perdues comme leurs chaussettes, ces discours hors de propos en deviennent de plus en plus sortis d’eux-mêmes, sans dialogue avec quiconque tant notre surdité et notre aveuglement à eux s’opèrent de plus en plus par l’usage des ces petits objets (les Italiens les nomment ninos) qui nous coupent de tout… alors merci de leur donner la parole (muette sourde aveugle, peut-être, mais présente dans vos mots) (j’ai vaguement senti que la petite fille, là, c’était vous)
… merci pour ce prolongement, Piero, les images de ce dialogue-là sont sans fin, juste renouvelées par un langage nouveau avec le temps qui passe ; cette scène est effectivement un vécu d’enfance, il y en a eu bien d’autres – gommant le possible anachronisme des clubs de vacances et 4×4 en goguette 🙂 ; sans doute pire encore quand ils se taisent – bouleversant de penser qu’au fond cette scène de métro ne constituait peut-être qu’une respiration, cet exercice n’a pas fini de creuser ! Merci également pour ce mot de ninos que j’ignorais – un suffixe qui vaudrait aujourd’hui pour nom ?