Journée banale. Pas d’audience. Travail de cabinet. Lire, écrire, téléphoner, relire, réfléchir, écrire encore, interroger le droit, chercher la morale, disséquer les faits, écouter beaucoup, écouter encore, chercher toujours. Le courrier du jour attend sur un coin du bureau. Au milieu des publicités pour les derniers codes revisités, de quelques factures papier qui résistent à l’ère du tout pixelisé, une enveloppe, épaisse, avec dessus d’imposantes mégalithes de Bretagne dessinées sur deux timbres-poste oblitérés, une écriture manuscrite joliment lisible, au verso aucune indication. Ce genre de plis, repliés sur eux-mêmes dans la sacoche de quelque facteur en tournée de survie, et qui se déplient sur des nouvelles parfois surprenantes, sont de plus en plus rares. Décacheter délicatement, découvrir plusieurs feuilles noircies à l’encre bleu nuit, et, d’un regard furtif sur la signature, qui a écrit là, tout cela. S’affaler dans un des fauteuils de l’entrée qui fait office de salle d’attente. Écouter avec les yeux, lire avec le cœur, ce qui se dit, dans cette missive inattendue.
Bonjour Maître,
Je vous remercie pour l’entretien que nous avons eu et où vous m’avez bien expliqué comment tout se passerait après la plainte que vous pourriez m’aider à déposer. Je suis sortie de chez vous en me sentant assez puissante pour entreprendre ce que vous avez nommé un parcours d’une combattante de la vérité. Puis je suis rentrée chez moi et j’ai commencé à me sentir mal, très mal. Je me suis mise à tourner en rond dans mes quinze mètres carrés, je ne sais combien de temps j’ai marché à me prendre les pieds dans le tapis que j’ai envoyé valser contre la porte. La nuit est tombée, on est hiver, il n’était peut-être pas très tard mais je sentais bien que je ne me sentais pas bien du tout depuis plusieurs heures au moins. Mes jambes ont commencé à me faire mal, mes pieds aussi, frottés nus sur le parquet élimé. Pourtant je tournais de plus en plus vite. Je suis soudain tombée à la renverse sur mon canapé lit et un froid venant de l’intérieur, très précisément de juste en dessous de mon nombril, m’a envahie. Je grelottais en même temps que mes tempes se contractaient à chaque pulsation cardiaque. Je me suis emmitouflée dans une couverture qui m’attendait, en boule, comme moi. Et j’ai pleuré. Des sanglots comme des surgissements de chaude lave d’un volcan réveillé, se répandaient sur mon visage, mon cou et allaient s’échouer lentement quelque part sur cette molle carapace de laine qui recouvrait tout mon corps recroquevillé. J’ai alors vu, devant moi, sur le mur blanc de mon appartement – une chambre tout confort rudimentaire sixième sans ascenseur parfaite pour étudiante désargentée -, mes peurs, toutes mes peurs, celles d’hier et d’avant-hier et surtout celles de demain. Peur de devoir dire, tout dire, des monstruosités de ce monstre qui s’est incrusté dans notre famille et m’a choisie un jour de pas de lune comme proie de ses atroces perversités. Peur de ce déballage de l’intime, de ce qu’il y a de plus sordide dans cet intime-là. Peur de devoir répéter ces mots, comme vous me l’avez dit, devant un, deux, trois gendarmes, un, deux ou trois juges d’instruction, des psychiatres, des juges, des jurés, et plus encore et que j’ai oublié. Peur de ne pas être entendue, pas crue, comme par ceux de ma famille – non ce n’est pas possible une si gentille personne – qui ont choisi le camp du déni et du rejet de ma parole, un déchet. Peur de ne pas avoir le courage de braver ces mois, ces années de procédure. Peur d’être une fois, deux fois, et plus encore confrontée à lui. Peur de son regard, de sa défense, de ses cris grotesques à l’aphone innocence, de mes pulsions de mort pour qui a tué mon enfance, toute mon enfance. Peur des questions auxquelles je n’aurai pas de réponse à offrir, parce que l’oubli qui sauve, parce que le tri dans ma mémoire pour survivre jusqu’ici, jusqu’à maintenant. Peur de me retrouver seule, seule au monde, comme avant, comme pendant qu’il était impossible de parler, de crier, de fuir. Peur de perdre les quelques amis qui supportent encore mes appels en pleine nuit, mes colères, mes silences aussi. Peur de n’être plus qu’un numéro de plaignante dans un registre de greffier croulant sous les dossiers mal empilés. Peur de la police, peur de la justice, peur des bavures, des impostures, des lenteurs, des dérapages, des comptes rendus mal ficelés, des auditions vite expédiées. Peur du jugement, du dernier jugement à classer dans un dossier à enterrer. Peur de sa condamnation, de sa sortie un jour, surement. Peur de sa possible relaxe, faute de preuves suffisamment accablantes, comme vous m’avez aussi expliqué. Peur des représailles, de le croiser, un jour, une nuit. Peur de tout, Maître, ce jour-là j’ai eu peur de tout ce qui pourrait arriver si…quand je porterai plainte. Je ne savais plus rien faire d’autre que rester figée, là, dans mon effroi. Je suis sortie de ce cauchemar le lendemain, je crois, lorsqu’une amie a frappé violemment à ma porte et m’a extirpée de là où j’étais partie, où j’avais été engloutie. Elle m’a prise dans ses bras en pleurant de joie – j’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose, tu ne réponds plus au téléphone depuis deux jours -. On a bu un thé, chaud, j’ai dévoré les petits gâteaux secs qu’elle avait apportés. Je n’ai pas pu lui raconter ce que je vous écris, il y eut un trou blanc comme le mur miroir de mes paralysantes frayeurs. Elle m’a montré un livre qu’on lui avait récemment offert, un recueil de nouvelles. Elle a pensé à moi en lisant l’une d’elles et m’a laissé le livre. Je l’ai ouvert hier à la page 157. Tout m’est alors revenu, que j’ai senti partagé par tant de corps abimés, de cœurs éventrés, de mémoires si douloureusement réveillées. J’ai refermé le livre et je vous ai écrit cette lettre. Je vais revenir vous voir. C’est décidé. Je déposerai plainte. J’aurai encore cette peur au ventre, mais elle sera maintenant mon alliée.
Laura M.
Le 20 février 2025
PS Voici une copie de cette nouvelle.
( Nouvelle : « Vous les femmes ».pdf)
Je viens de relire ce beau texte haletant, je suis embarquée au fur et à mesure dans ce récit douloureux. Merci Eve.