Ça devait forcément arriver selon Camille. Un jour Francesca, n’en pouvant plus de l’indécision de Javier, Francesca a littéralement explosé. Elle a attendu que les élèves sortent de la salle B 220 et lorsque le dernier gamin a franchi la porte elle s’est précipité à l’intérieur et s’est jeté sur Javier qu’elle a giflé tout en le traitant de tous les noms. Il a cherché à parer les gifles puis l’a envoyée valser contre la première rangée de tables et de chaises qu’elle a heurtée en hurlant à a mort. Il s’est alors précipité dehors pendant que deux collègues alertés par les cris de Francesca se sont précipités dans la salle pour lui venir en aide. Le proviseur de l’époque a signalé l’incident au rectorat qui a alors immédiatement engagé une procédure disciplinaire à l’encontre de Javier. Ce dernier a été contraint de quitter le lycée et d’accepter un poste ailleurs. De toute façon c’était ça ou bien il écopait d’une sanction beaucoup plus lourde.
Le prof de philo, Paul Mishaka, qui officiait en B 312, avait l’habitude de traiter les élèves de voyous. A l’époque le lycée était fréquenté par la classe moyenne aisée du quartier mais les élèves, alors qu’ils venaient de milieux socio-culturels supposément « porteurs », ne poussaient pas assez loin les spéculations philosophiques que le « maître » leur proposait. ils encaissaient avec le sourire les « Vous êtes des voyous » car ils sentaient bien que Mishaka ne pensait pas totalement ce qu’il disait, et ils éprouvaient de la sympathie pour ce vieux prof un peu atypique qui n’était au fond pas bien méchant et parvenait vaille que vaille à intéresser quelques uns d’entre eux aux joies de la philosophie.
Mishaka ayant réponse à toute les questions, les élèves l’avaient surnommé Jupiter. Or, un jour, une élève s’était enhardie et lui avait dit qu’il n’était au bout du compte qu’un être humain comme les autres et, qu’à ce titre, il ne pouvait pas embrasser toute l’étendue du savoir. Jupiter ayant maintenu que si, Astrid lui avait alors demandé quelle était la couverture du premier album des Sex Pistols. « Ah non, mademoiselle, il ne faut pas me parler de l’innommable ! » s’était-il écrié. S’en était ensuivi un débat endiablé qui avait fait passer l’heure de philo comme jamais, et Jupiter malgré toute sa mauvaise foi avait ce jour là sauvé son titre pour les uns, essuyé une cinglante défaite pour les autres. Le lendemain et pendant une semaine une main moqueuse et vengeresse avait patiemment gravé au compas sur le mur côté porte le message qu’on peut encore lire aujourd’hui :
Aucun homme ne peut être Jupiter
Or, Mishaka est un homme
Il n’est donc pas Jupiter.
Paul Coudert était prof de latin et de lettres. Il avait cours au quatrième étage, dans la B 419 qui donne sur la cour. Dans ses cours de latin pour les premières littéraires les élèves adoraient le moment où il leur faisait déclamer les catilinaires. En effet, Coudert exigeait que celui ou celle qui devait dire le texte incorpore le personnage de Cicéron, que dis-je, devienne le consul et engueule Catilina comme si on était en 63 avant JC. Les « Quosque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? Quamdiu etiam furor iste tuus nos eludet ? « Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? Combien de temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur ? Où s’arrêteront les emportements de cette audace effrénée ? » traversaient alors les cloisons de la B419 hurlés par des élèves trop contents de pouvoir faire autre chose que du thème et de la version et pour la plus grande joie des élèves des classes voisines qui ne manquaient pas d’applaudir ou de crier « Plus fort ! » pour les plus provocateurs.
Coudert avait malgré toute la vie qu’il mettait dans ses cours, un fort penchant mélancolique. Il ne cessait de fustiger la veulerie et la médiocrité crasse des politiques de notre temps. Un jour, après son dernier cours de la journée et après que les élèves furent partis, il s’est jeté par la fenêtre du quatrième étage non sans avoir crié à deux reprises « La vie en beau ! La vie en beau, bordel !!!! ».
Ça a provoqué un joli bordel en effet. La presse régionale en a parlé même si le rectorat avait tout fait pour étouffer cette « tragédie qui affecte toute la communauté éducative ».
Il a au moins eu un bel enterrement, sa veuve ayant accepté que ce vaillant soldat de l’Education Nationale reçoive en guise de salve d’hommage, une salve de « Quosque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? » gueulée à pleins poumons par quelques uns de ses élèves reconnaissants.
La salle B.220 n’a jamais vu Javier donner cours d’espagnol puisque depuis plus de 10 ans elle est littéralement la « propriété » de Jacques, le prof de philo qui a obtenu des administrations successives de donner toutes ses heures de cours dans cette salle. C’est Clara, ma collègue d’espagnol qui me l’a dit. Tout comme elle a apporté quelques correctifs au final passionnel de l’histoire entre Javier et Francesca. C’est dans la salle de reprographie du premier étage qu’a eu lieu l’altercation. Francesca est bipolaire avec des tendances paranoïaques. Elle était persuadée que Javier lui voulait du mal et, plusieurs fois elle lui avait fait des remarques hostiles, interprétant tous ses propos comme des attaques. Un jour, ils ont eu le malheur de se croiser dans la petite salle de repro et l’explication entre eux a dégénéré. Javier a eu un mouvement d’impatience et il a voulu écarter Francesca afin de sortir de la salle. Mais ô malheur, il a appuyé sur le sternum de la collègue qui
Jupiter n’a jamais enseigné dans notre lycée, mais Paul Mishaka, le prof de philo a bien marqué des générations de lycéennes et de lycéens avant de partir en traitant les nouvelles générations de barbares incultes et voyous au lycée René Char d’Avignon. Le graffiti est en réalité un prénom, Romain, gravé en lettres capitales, sur le mur du fond de la B.220. C’est Caroline la collègue d’Histoire Géo qui me l’a montré toute émue car ce prénom est aussi celui de son frère jumeau qui s’est suicidé il y a plus de 20 ans. Depuis le drame, elle dit que son frère lui envoie des signes depuis là où il est. Il n’y a pas de statue du fondateur du lycée mais bien une installation en métal devant la verrière de l’entrée qui représente des portes. Sur chacune d’elle est gravée une partie du testament de Claude Martin qui se lit verticalement et de droite à gauche.
Quant à Paul Coudert il ne s’est pas suicidé. Il a fait toute sa carrière au lycée Marcel Roby à Saint Germain en Laye. En revanche, il y a bien un exemplaire des Catilinnaires, édition du livre de poche avec commentaires de Claude Mangien dans l’armoire de la B 419. Personne ne sait qui l’a laissé là. Cela fait partie des petits mystères de noter lycée.