21 août 1996
Nous sommes assis Michel Houellebecq et moi sur l ‘un des hauts tabourets du bar de nuit, à l’Espace des Possibles (c’est le dernier été avant la parution des Particules élémentaires, Houellebecq n’est pas encore persona non grata dans ce lieu qu’il décrira bientôt comme un baisodrome ésotérique).
Michel et moi regardons les danseurs évoluer sur la piste, toute cette joie de vivre qui dégouline en grappes hurlantes – écoeurant. Michel a bien essayé de nouer un lien avec l’une ou l’autre des jeunes filles déchaînées – toujours la même tactique, vieille comme le monde des discothèques : il approche en se dandinant de l’objet de son choix, se plante devant la jeune fille, battant l’air des bras et le sol des semelles, souriant de toutes ses dents à celle qui, après quelques secondes d’irrésolution, tourne les talons et rejoins le cercle protecteur de ses pairs bondissants. Michel fait encore quelques moulinets (force d’inertie ou manière de sauver la face) puis retourne s’asseoir au bar. Je regarde ailleurs, épargnant à son amour propre la conscience d’un témoin.
Je me suis comme chaque soir mise en frais – je crois que je frôle la vulgarité, mais il faut ce qu’il faut. Toutes les fois qu’un homme approche, ou regarde dans ma direction, je me redresse, bombe légèrement le torse, prend un air détaché bien qu’accueillant… et regarde l’individu passer son chemin, ou détourner les yeux.
Je reporte alors les yeux sur mon voisin qui, après chaque rebuffade, me paraît un peu plus petit. Imperceptiblement, il se tasse sur son tabouret. En milieu de soirée, il a diminué de moitié, il lui faut toute une série de contorsions pour atteindre le parquet. Sa tête ne dépassant plus le nombril de celles face à qui il se trémousse, elles mettent de plus en plus longtemps à s’apercevoir de sa présence. En deuxième moitié de soirée, je dois l’aider à se hisser sur son tabouret entre chaque tentative. Il ne me remercie pas, il semble de plus en plus tassé sur lui-même, hostile à son environnement, ses petits yeux rapides balaient encore la piste, mais avec une lueur de haine. Je remarque que les lèvres de l’homoncule ne cessent de trembler – non, elles ne tremblent pas, elles articulent quelque chose. Je me penche vers le tabouret dont maintenant on le distingue à peine, je tend l’oreille, et de cette masse contractée au maximum de sa densité émane distinctement un grincement articulé qui dit « Extension… Extension… Extension sans pitié du domaine de la lutte… Extension du domaine des ratatinés… Extension du domaine de la cruauté… Extension… Extension… Bientôt je n’entends plus qu’un bourdonnement semblant émaner du tabouret lui-même.
Alors je me lève et marche tout droit vers les eaux noires de l’océan.
Bonjour Natacha, je ne me rappelle plus de la proposition mais j’adore ce texte et ce portrait de Houellebecq qui m’a fait beaucoup rire. J’adore le tabouret qui bourdonne et lui devenant si petit, petit. Bravo et merci.