Je suis dans le bureau de fra Mauro. J’ai attendu des mois avant qu’il se décide de me présenter Piera. Tout le monde attend que je parle mais par l’heure aucun son sort de ma bouche.
Je viens de m’extraire du marasme, de cette chaleur, des pétarades en l’honneur du disparu. Une série de feux d’artifices ont été lancés de la rue Castro, longue, profonde, sombre, qui s’enfonce jusqu’à la via Roma.
A Ballaro, on lance souvent des feux d’artifices dont ni moi ni toi, personne ne connaîtra jamais la raison.
Dans le bureau de Fra Mauro, la fureurs et le scandale innommable resonne dans mes oreilles. J’ai dévalé les escaliers de chez moi pour être ici, à mon rendez-vous. Le quartier était là au complet criait vengeance aux cieux, à ce Dieu cruel qui en a décidé ainsi. Ce n’est pas la Sainte Rosalie ni le premier de l’an. Aucune fête à signaler, ni familiale, ni claniques. Aujourd’hui, la mort bête que personne n’attend et qui arrive d’un coup, celle d’un jeune garçon que tout le monde connait ici a Ballaro. Il s’est écrasé avec sa moto sur un arbre de son quartier. Injustice sans nom.
Dans cette pièce propre et fraîche – à l’extérieur la canicule rétrécit les esprits – Fra Mauro met en route la conversation. Je regarde Piera. Soutenue par ces deux hommes qui l’ont accompagné jusqu’à la ‘sa libération’, elle va égrainer sa vie, dire des choses indicibles, les événements et la détresse pâtie qu’elle appelle l’enfer sur terre. Elle veut témoigner. Je voudrais l’écouter. Mais je n’entends que les bruissements faibles, persistants de ces longs bras de ventilateur fixé au plafond au-dessus de nos têtes. De temps en temps des crissements sourds. Je lâche mon attention. Piera qui vit à Salemi n’aura pas beaucoup de temps à me dédier… Le ventilateur siffle. Les scènes de liesse de la rue Castro se mettent à dérailler, éclatent dans mes oreilles.
Malgré moi, je suis dans la chaleur moite que je viens de quitter avec les hurlements d’un quartier entier massé autour du cercueil à peine sorti de l’église. Des dizaines d’hommes le soulèvent. Ils ne l’amènent pas dans la voiture en face qui attend. Ils l’esquivent, s’enfoncent dans la ruelle sombre surplombée d’édifices trop hauts. Comme le font les lourdes statues du Christ et de la Vierge en Semaine Sainte, le cercueil de ce jeune glisse léger au-dessus de la foule. Il flotte silencieux. Dans la petite pièce à l’abris, fraiche et bien propre de Fra Mauro, les crissements du ventilateur sont comme des larmes.
Entre son mari et fra Mauro, j’entends le flou de la voix de Piera. Sa voix est fluette, un gargouillement de notes déliées, des soupirs, des bribes dont je n’arrive pas à détecter le sens. Puis au fur et à mesure, je sens ses paroles se structurer. Comme les sculpteurs avec les formes en plâtre qui, à la première couche d’impression lancé finement du bout des doigts, font suivre une autre plus abondante et solide. La voix de Piera prend forme. Je n’arrive pas encore à me concentrer sur le sens de ses mots mais je sais qu’elle n’a plus besoin de ses anges gardiens. Sa voix s’assombrit, se fait rauque: d’un coup elle dit ce qu’elle avait à dire.