#anthologie #27 | au début était …

LE CADDIE

C’était le jour, le jour des courses. Je ne sais pas pourquoi il y avait un jour pour les courses, un pour le ménage, un pour le repassage, la semaine pour faire le taxi pour mes quatre enfants. Je n’avais pas de jour pour moi, peut-être une heure le dimanche matin quand tout le monde dormait encore et que je pouvais lire le journal de la veille et prendre le petit déjeuner tranquille.

Ce jour-là, je sentais que c’était le jour de trop : une liste longue comme mon bras et dont la récolte ne durerait pas plus longtemps que six jours et des exigences en veux-tu en voilà : chocolat au lait avec noisettes, chocolat noir aux amandes, chocolat noir avec des morceaux d’écorce d’orange. Et pendant six jours des criailleries pour savoir qui avait mangé ; osé toucher à la tablette de l’autre. Moi, je m’étais mise aux tablettes avec édulcorant, c’est infect mais au moins, personne ne touche à la mienne et je suis hors- jeu pour leurs histoires.

Ce jour-là, c’était la liste de trop, celle qui me remplissait d’un trop plein en même temps que le caddie que je n’avais même pas encore touché. Rien que m’imaginer le caddie dans les mains alors que j’étais encore dans la voiture, je sentais des hauts de cœur qui me venaient. Tout en pensant à tout ce qu’il fallait que j’achète, je suis arrivée au parking et je lai vu, lui, il m’attendait.

Le caddie était bien rangé avec ses frères et ses sœurs, attachés les uns aux autres pour ne pas se perdre. Dès que j’ai vu le caddie, je me suis dit qu’il fallait que je le détache avec le petit jeton blanc, qu’il fallait que je le libère de sa vie de bagnard. Je me disais que j’allais glisser avec lui, que nous allions presque nous enlacer, lui et moi, dans les rayons du magasin. Je me voyais déjà en osmose parfaite, lui et moi déroulant notre pas de deux. Mais j’avais beau le regarder en m’approchant peu à peu, je n’arrivais pas, non je n’arrivais pas, je ne pouvais, non, ne pouvais pas m’emparer du caddie. Caddie appelé aussi charriot, de caddie à charriot il y a cachot me soufflait à l’oreille Ponge. J’avais beau le regarder, l’approcher peu à peu, je ne parvenais pas à l’enlacer. J’imaginais, je pensais qu’il allait faire un beau cavalier, un bon danseur, capable de me faire tournoyer, virevolter. Je l’observais le charriot, le caddie, enchaîné à ses compagnons de misère, je le voyais. A travers ses barreaux, à travers ses tubes verticaux, je voyais une possibilité de folie, une possibilité de danse, de valse. Je me voyais le prendre. Mes mains doucement se poser sur son bras, sur sa poignée, fermement et calmement. J’aurais posé mes mains sur sa poignée, je l’aurais libérée de sa chaîne de fer, je lui aurais donné le goût de la liberté, de l’autonomie par rapport à ses frères et à ses sœurs, les autres charriots, toujours emboîtés. Je restais là à le contempler, à m’imaginer avec lui dans les rayons du magasin entamant une valse, 1-2-3, 1-2-3. Je pensais, je pensais dans quelle allée on pourrait s’enlacer ainsi, 1-2-3, 1-2-3. Ses lignes verticales en acier chromé lui donnaient un air d’élégance, un air que j’espérais apprivoiser, un air que je pensais m’approprier. Mais le ca-le ca, le caddie restait là, en tête de cortège. Mes mains ne parvenaient pas, pas, pas jusqu’à lui, mes mains ne pouvaient pas, ne voulaient pas, n’arrivaient pas à le prendre, à l’enlacer. Je me disais, je vais le prendre, lui faire faire un petit tour, un grand tour, un tour du propriétaire. J’étais un peu étonnée de sentir que j’avais besoin de prendre ce cha-cha, charriot en main, dans mes mains, d’épouser sa courbe avec mes mains, dans mes mains. J’étais un peu surprise de voir que je m’imaginais avec lui dans l’allée centrale du magasin, faire un petit tout de piste, un tour de valse, des pas de danse. Alors je suis restée là, le regard ballant avec le caddie à portée de main.

C’est qu’au cinéma

Tu t’es levé de bonne heure. Ce n’est pas loin en kilomètres mais tu partirais à l’heure des bouchons, il fallait donc prévoir large car arriver en retard peut remettre l’organisation générale en cause. Tu as essayé une autre fois de partir plus tôt et d’attendre dans les bureaux, tu avais amené de quoi travailler mais il fallait se lever encore plus tôt, alors tu as renoncé à cette possibilité.

Dans la voiture tu te demandes si F. sera là car cela faisait deux fois qu’il n’était pas venu. Paradoxe de ce lieu où les allées et venues foisonnent, impromptues. A. t’a averti la veille qu’il y en aurait un nouveau, il t’a demandé si cela te dérangeait. Non, un gars de plus ne te dérange pas, ils ne sont pas nombreux de toute façon, ça leur fait toujours un peu de changement dans leur train-train, ça les « sort ». Peut-être que M. a été transféré. Tu souris, ce mot te fait toujours penser à Goldorak que tu regardais le mercredi après-midi : le héros s’installait dans une machine volante et disait « transfert ». Si M. a obtenu le transfert ce serait dommage pour le suivi de ce qu’il a commencé avec toi mais se rapprocher de sa famille serait bien pour lui. Les gars te diront ce qu’il en est, ils sont toujours plus informés que les hommes aux costumes bleus, les mots sont des passe-murailles.

Ici, tu sonnes une petite vingtaine de fois avant d’arriver à destination mais la sonnerie, tu ne l’entends jamais et la destination, tu ne sais jamais trop à quelle heure tu l’atteindras. La sonnerie muette résonne dans les fins fonds d’un bureau entouré de caméras où des costumes bleus veillent. Il y a toujours un bruit de fond, rarement des choses distinctes : le bruit des grands sacs cabas aux rayures bleues et rouges, le son de l’alarme quand « vous avez sonné » mais ce n’est pas toi qui sonnes, c’est leur appareil. Alors des fois, tu te retrouves en chaussettes car la fermeture éclair des bottines fait sonner. Autre bouton silencieux sur lequel tu appuies pour passer une autre porte, en revanche, un signal sonore t’avertit que la porte est ouverte sur l’intérieur. Une autre porte, encore et encore, les mêmes sonnettes silencieuses, tu ne sais pas si on t’a entendu ou vu, des fois tu attends longtemps, tu prends livre en attendant, la règle est de tuer le temps. Tu prends la lourde porte à deux mains, elle est lourde. Un petit pas pour tomber nez à nez avec une autre porte, même sonnerie silencieuse. Un guichet, on te donne un API, obligatoire, t’a-t-on dit, ça sonne aussi en cas de besoin. Tu ne dis rien, mais tu sais qu’en cas de besoin, le temps que les costumes bleus arrivent tu as le temps d’avoir quelques ennuis, mais tu prends puisque c’est obligatoire. Tu entends ces mots distincts avant de longer le grand couloir où le bruit de fond est prégnant. Ca sort d’une porte sur la droite dans un roulement de charriot vertical où s’entasse du linge, les hommes qui poussent le charriot sont d’une même couleur, ils te disent bonjour, toujours, on le leur a appris et un fil, ne serait-ce que ténu vers « l’extérieur » est toujours bon à prendre. Ca sort de la droite dans un roulement de tambour, ce sont les roues des poubelles qui sont poussées et tirées par d’autres habillés de la même couleur. Un costume bleu les accompagne toujours, pas de bruit de clés ici, ce n’est qu’au cinéma, tout s’ouvre et se ferme de façon électronique. Tu es au bout de ce couloir pour arriver à ce que tu as appelé le rond-point. Cinq portes avec barreaux composent le rond-point où un groupe d’individus attend l’ouverture de leur porte. Jamais ensemble, chacune son tour et parfois cela prend du temps. Ça crie, ça s’interpelle d’une porte à l’autre, ça passe les mains entre les barreaux, ça hèle les surveillants pour demander l’ouverture, ça discute, ça se fait des checks- c’est là que tu as appris à les faire sous leurs rires- 9h, c’est l’heure des embouteillages au rond-point, beaucoup sont « sortis » pour vaquer. Le bruit strident de l’ouverture t’avertit que tu peux traverser le rond-point et attendre l’ouverture de la porte qui donne sur l’escalier. Les « gars » ont déjà appuyé sur le bouton. Certains te connaissent, tu checks, ou tu serres la main, tu demandes comment s’est passée la semaine. Mais en arrière-plan sonore, toujours ce bruit de fond permanent qui agresse tes oreilles. Mots humains contre agression sonore. La dernière porte s’ouvre, tu en vois d’autres dans l’escalier qui sont là depuis la dernière ouverture. Tu les salues par leur prénom, ils font de même, tu les vouvoies, ils font de même. Pas besoin d’énoncer les règles, ça coule comme leurs paroles. On arrive enfin dans la salle où je vais être avec ceux qui auront pu sortir et ils vont s’exprimer dans le seul endroit où « on parle correctement ». Nous sommes à l’écoute les uns des autres, je peux commencer.

Aujourd’hui, on m’admire, on fait mon éloge, je suis même un cas d’école.

On vient de loin pour me mesurer, me photographier, me gloser, me parler.

 Etourdie des mots des hommes.

J’ai voyagé au-dessus du tourbillon terrestre, je me suis accrochée au vent, à la pluie à la lumière.

J’ai été une petite graine, une de celles qu’on ne voit pas, une de celle auxquelles on ne prête pas attention.

Apportée par des oiseaux ou par le vent ou par des promeneurs ou par une autre  moi-même.

J’appartiens au hasard.

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