Je la regarde : elle vient de m’aimer. Endormie, elle aime peut-être encore. Je regarde dormir la mère : le grand âge pour elle, démunie, l’âge adulte pour moi la surprenant ainsi. Je la regarde dormir : Son corps agité, le visage se fronce, puis un sourire : je ne suis plus dans son désir. Je regarde dormir le Général : assis à table en face de moi, il s’est endormi dans une phrase, les verres de vin à demi plein encore. Je la regarde dormir : ailleurs, lointaine quand je suis désespérément ici, à trois heures de la nuit, le corps rendu raide par l’insomnie, la chambre devenue cellule. Je regarde dormir le Vosgien : lui si haut, tendu, si rude au monde, roulé en boule, la barbe et les cheveux, hérissés au jour, apaisés, caressant la peau. Je le regarde dormir : allongé à même la dalle de béton, sans couverture, sans carton, sans sac près de lui, le pull sale soulevé découvrant son nombril, je ne verrai pas son visage. Je regarde dormir l’enfant : après les cris, les pleurs, le visage est devenu lisse, doux, la douceur irradie et efface ma lassitude, je reste assis sur le lit près de lui, heureux de veiller sans raison. Je le regarde dormir : assis sur la chaise dans un peu d’ombre devant le bar, dormant à petits coups, ouvrant les yeux puis les fermant sans changer de position. Je la regarde dormir : enroulée sur la banquette, appuyée sur la paroi du compartiment, son blouson posé sur elle comme couverture, je ne saurai rien d’elle, je ne l’aimerai pas, je suis émerveillé. Je ne lève pas les yeux : il y a au-dessus d’elle le miroir long reflétant le miroir qui est au-dessus de moi.
C’est très beau Tristan, ces phrases qui reviennent : je la regarde dormir, je le regarde dormir suivies de bribes de portraits de tes personnages, j’aime.
Merci Clarence !
d’accord avec Clarence, magnifique de l’avoir traité comme ça, justes en vision brèves.. j’ai particulièrement aimé la dernière phrase, cette attention aux jeux de miroirs dans les trains ( ? )
Merci !
J’ai pensé aux (défunts?) compartiments des trains, oui.
magnifique Tristan, et le rythme entre toutes ces figures, merci
Merci à toi !