Mémé Alice
Elle a quatorze ans ans. Elle est élève dans l’école de l’usine du village. Le village s’appelle Villerupt. Elle porte la blouse. Elle a quatre-vingt-sept ans et elle va se coucher comme tous les soirs dans cet appartement insalubre que son fils lui a trouvé dans la ville pas loin de l’île qu’elle déteste mais à laquelle son corps s’est tellement habitué qu’elle ne peut plus vivre et/ou mourir ailleurs maintenant. Cette nuit, elle mourra dans son sommeil, le corps allongé sur le côté comme elle s’est toujours endormie. Elle a vingt ans. Elle devient femme en donnant naissance à sa première fille. Elle porte la blouse de la femme d’homme de la campagne. Elle est mère. Elle passe de la chambre à la cuisine et de la cuisine à la chambre. Elle attend toujours d’être la dernière pour aller se coucher. Quitte à ce que son corps s’endorme un peu dans l’attente, mais jamais complètement. Le dimanche elle va à la messe. Et en toutes circonstances, elle garde la tête droite comme pour résister à quelques forces invisibles, du mieux qu’elle peut, c’est-à-dire du port de tête. En mai 1968, comme en 1958, elle continue tout simplement sa vie sur l’île, sans rien demander à personne. Elle tente de nettoyer ce qui peut l’être dans une maison qui semble ne pas vouloir être propre malgré tous les efforts déployés. Elle se marie une seule fois en 1956 à cet homme de l’île dans lequel elle ne mettait aucun autre espoir que celui de ne pas revenir à Villerupt, ce qui n’était déjà pas rien. Elle a vingt-huit ans quand elle donne naissance à son fils, que les racontards de l’île identifient longtemps comme le bâtard du prêtre de l’île. Raté, c’est celui du maçon qui est venu faire les travaux de la « nouvelle maison », toute propre celle-là, puisque neuve. Il n’y a plus qu’à l’entretenir jusqu’à ce que son fils la bazarde et tout le reste avec à la mort de son non-père dont il porte pourtant le nom.