#anthologie #04 | déshabiter

Déshabiter : comme se déshabiller. S’effeuiller des lieux (ne garder que les traces – un rayon à travers la fenêtre, une craquelure de peinture, le mouvement circulaire et intermittent des phares sur le mur la nuit.)

Au moment où on part, sur le seuil, l’arrêt qu’on marque en se retournant, même infime, ne donne pas le temps de déshabiter. Dans le temps vertical du seuil, il est impossible de se dire qu’on ne reviendra plus.

Déshabiter proprement : faire la suture sinon passer sa vie entière à chercher le lieu de la plaie.

Se méfier de la nostalgie. Se déshériter et se défaire du regret.

« Toute une génération, qui était allée à l’école en tramway à chevaux, se retrouvait debout sous le ciel dans un paysage où rien n’était inchangé – sauf les nuages et, au centre, dans un champ de forces destructrices et d’explosions, le fragile, le minuscule corps humain. » Walter Benjamin. Le Narrateur.

Debout sous le ciel, se placer avec le fragile, le minuscule corps humain au centre de la ruine. Lever les yeux. Se dire des mots intérieurement « Il n’y a pas de toit sur la tête ». Chercher absurdement dans les gravas les traces des tuiles disparues (le rouge pulvérisé avant la pierre)

Dans le dictionnaire, déshabiter existe encore. Chez Chateaubriand c’est « une grotte qu’habitent et déshabitent tour à tour la Lumière et les Ténèbres en perpétuelle succession ».

A Delphes, Apollon l’Oblique habitait le temple épisodiquement. Le dernier Oracle de la Pythie aurait dit : « Dites au Roi : le vestibule orné s’est effondré. Phoibus n’a plus d’abri. Ni laurier pour la prophétie, ni source qui parle et l’eau bavarde est tarie. »

Chercher ailleurs l’eau bavarde. Abriter en secret Apollon au milieu des ruines des vestibules. Le voir le soir dans une paire de chaussures abandonnée.

3 commentaires à propos de “#anthologie #04 | déshabiter”

  1. Le travail sur la langue, et le travail sur le lieu que l’on déshabite, c’est très fort ce mot, jusqu’à Apollon sans abri qui me touche beaucoup.
    J’aime beaucoup cette phrase : « Dans le temps vertical du seuil, il est impossible de se dire qu’on ne reviendra plus. »
    Très beau texte.

  2. Texte rugueux qui, dans sa recherche de définition, donne à sentir quelque chose de reconnaissable, sensible, mais encore informulé. « chercher ailleurs l’eau bavarde », cela me parle, mais à voix basse, comme susurré.

  3. j’ai commencé par lire déshériter (étrange lien entre l’héritage et l’habitat, en « dé »). magnifique texte et photos, par exemple « passer sa vie entière à chercher le lieu de la plaie », mais pour n’en citer qu’un des nombreux passages qui m’ont « parlé », merci

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