#gestes&usages #08 | Les raisons du garde forestier

Je les ai sentis s’enfoncer.
J’ai oublié la sensation, j’ai même oublié le geste. Pourtant, je sais qu’ils se sont enfoncés. Comment ? Je le sais parce que je me souviens l’avoir raconté, le soir-même. J’ai dit : « Il m’a enfoncé les doigts dans le vagin ». Je le sais à cause de cette autre sensation, que je n’ai pas oubliée : la brûlure en urinant, annonçant l’infection vaginale ; je le sais parce que je me souviens des rendez-vous répétés chez la gynécologue et de l’odeur chimique de mon vagin, pendant les mois où j’y glissais des antibiotiques, et que l’infection résistait.
Quant au geste, disparu. La sensation, disparue.
Vivantes dans ma mémoire pourtant les minutes qui ont précédé les doigts dans mon vagin : la voix du garde forestier colombien dans mon dos, soudain méconnaissable : « Arrête-toi ». Le basculement produit par ces trois syllabes prononcées d’une voix blanche, basculement confirmé par le visage, aussi méconnaissable que la voix: du gentil monsieur qui m’avait proposé de me montrer un raccourci par la forêt.
Visage et voix expulsant en un instant de son monde familier : la petite occidentale douillettement épargnée par la vie.
Et puis : le combat dans la terre, short arraché, sa main qui serre ma gorge tandis qu’il me menace de mort, son autre main qui force pour m’ouvrir les cuisses.
La panique. La sensation la plus précise qu’il me reste : la panique quand ses muscles ouvrent mes cuisses. Panique primaire, fond des âges.
Ensuite je sais qu’il y a les doigts dans mon vagin. Je le sais mais je ne m’en souviens pas.
Ce dont je me souviens, c’est : il se lève et il part. Sans transition. Pourquoi ? Je ne sais pas. Sursaut de conscience ? Improbable. Découragement face à ma lutte ? Improbable. Je me raconte que, dans son excitation, il a éjaculé. Je n’étais plus nécessaire.

Je n’ai pas porté plainte. Pourquoi ? Je ne sais pas. Cette non-plainte est le coup que, moi, j’ai porté aux autres femmes : celles qui, peut-être, en revenant de Playa Blanca, ont demandé leur chemin au garde forestier.

6 commentaires à propos de “#gestes&usages #08 | Les raisons du garde forestier”

  1. Comme une résonance aux contes mais qui enjolivent le tout. Ici, c’est direct et fort. Bravo !

  2. panique et fond des âges ont fait écho en moi
    merci Natacha pour ce texte fort

  3. Les mots ne font pas de détour; j’admire cette force.
    La phrase « Je n’étais plus nécessaire. » résonne fort

  4. oui, ils résument ces mots »je n’étais plus nécessaire »
    sauf que non parce qu’ils ne sont pas la fin