Vieille poussette à l’ancienne lourd chassis de métal posé sur quatre énormes roues. Quatre boutons de géants quatre évidemment mais on n’en voit que deux la poussette est placée en diagonale par rapport au bord de la photo, bord dentelé de la photo en noir et blanc. La robe de l’enfant est blanche, comme l’allée de l’autre côté de la grille du parc. Une haute grille en fer forgé. Poignée de la poussette très haute elle aussi, deux tiges de métal se rejoignant en coude, poignée en position verticale, on distingue la pédale en bas qui permet de la relever à l’arrêt tout en bloquant les roues pour la sécurité. Le dossier très incliné en arrière, pas modulable, très incliné en arrière pour pouvoir coucher l’enfant si dodo, si dodeline on couche l’enfant doucement mais pas maintenant. Maintenant la petite fille est assise bien droite comme une grosse petite dame avec sa robe bouffante devant, les jambes toutes droites devant reposent sur un sac à fermeture-éclair qui doit contenir les produits de première, couches, biberon, biscuits peut-être, ou manteau de pluie au cas où. Les souliers sont blancs, montant et lacés, les chaussettes sont blanches et roulées. Assise très droite la petite fille, en majesté, le bras posé sur l’accoudoir de son char ailé. Visage rond, cheveux bouclés, air sévère, comme en inspection. En tournée d’inspection. Aucune calembredaine, du sérieux, du grand sérieux. Une distance absolue dans son regard, dans sa posture. Ça doit être début du printemps, pas de manteau, pas d’emmitouflage mais quand même un tricot à manches longues, avril peut-être avril. Ne te découvre pas d’un fil. Le blanc des vêtements de l’enfant sur le blanc du dossier incliné comme une paire d’ailes à son dos, un blanc évident sur le gris et le gris et le noir de la poussette, du macadam, de la haute grille devant laquelle marche sage en arrière-plan, une petite fille plus grande donnant la main à la large manche d’un manteau, large manche bordée d’un galon. Personne à la poignée de la poussette, la mère s’est reculée pour prendre la photo, on ne voit pas la mère sur la photo, on voit sa fierté à la place. La belle enfant. Belle comme on peut le dire d’une belle tranche de rosbif chez le boucher, mettez m’en une belle. Belle et bien plantée et bien tenue et en bonne santé. Quelle belle photo dira la grand mère en époussetant les miettes du repas sur la nappe. La haute grille du Parc, les souliers blancs haut lacés, le sac noir à fermeture-éclair, l’éclat de l’enfant, autants de preuves sur la photo qu’on appartient aux gens d’en haut, chics même et prospères (faux : c’est un pari sur l’avenir, sur cette enfant justement, ce qu’elle sera, ce qu’elle fera, pour l’heure, la mère tient serré les comptes, se prive, fait tous les sacrifices pour) cette enfant. Qui croirait que son arrière grand père est venu à Paris en sabots ? Personne ne le croira, personne ne le dira. Et, baignant tout ça, il y a l’amour de la mère, amour inconditionnel de son œuvre, de la perfection de son œuvre et amour tout court, ça se voit à comment elle a cadré la photo. Elle n’a pas pris seulement l’enfant dans sa poussette, elle l’a mise au premier plan, occupant la moitié de l’image devant la grande grille chic. Et la petite fille qui marche sage à l’arrière-plan est bien moins belle que la sienne.
Mollets nus, pantalon « corsaire » à bavette sur laquelle brille une longue chaîne et une médaille, bras nus, maillot rayé, frange au front chapeau de paille à larges bords rejeté en arrière, retenu au cou par un élastique, donc c’est l’été, il fait chaud. Adossée à un arbre, c’est curieux qu’il n’y ait pas de feuilles à cet arbre alors que c’est l’été, les vêtements portés l’attestent ainsi que l’herbe assez haute, un groupe de marguerites, les pieds presque entièrement enfouis, on distingue juste les socquettes rayées comme le maillot. Les mains au dos contre le tronc de l’arbre, le tronc noueux qui part en diagonale à partir du chapeau, les branches dessinant un V penché vers le coin en haut à droite. En arrière-plan, assez loin, un bâtiment sans fenêtre, peut-être une étable. Du linge sèche sur une corde en tout petit. Vacances chez les cousins de la campagne, les étés sont torrides en Franche-Comté, c’est un climat continental. Une petite fille qui grandit, ses jambes sont longues, elle se déhanche légèrement contre le tronc, elle penche la tête de côté, elle sait déjà que ça lui va de pencher la tête de côté sur les photos, c’est charmant, elle a du charme, elle sourit docilement mais ça fait grimace à cause des yeux plissés par le soleil. Ça lui fait un visage tragique. C’est bien sûr la même enfant que celle de la poussette mais elle a vieilli. Elle n’a plus cette sûreté du regard, cette confiance. Elle ne pactise pas, mais elle ne se révolte pas non plus. Elle patiente, en attendant que l’enfance se passe. Elle doit avoir entre 10 et 12 ans.
Elle est debout, pieds écartés, bras tendus vers le haut. Le cèdre lui aussi tend ses bras vers le haut, on en voit quatre, très gros et noirs, derrière elle. Le noir de sa tunique, remontant jusqu’aux oreilles par le mouvement des bras, se confond avec le noir du tronc, donnant l’impression qu’elle se fond en lui, que son corps est happé par lui dans ce mouvement vers le haut. Le visage et la tignasse frisée baignée de lumière, émerge d’une écharpe en laine épaisse, à larges rayures noires, beiges et grises, de la couleur de l’écorce. On dirait que ce visage est tout ce qui reste d’humain à la femme en train de devenir arbre. Les lunettes de soleil d’un bleu brillant et les rayures d’ombre et de lumière sur le sol, indiquent que la photo a été prise par un matin ensoleillé. L’écharpe à rayures évoque l’hiver. Des bancs peints en vert, des arbres dénudés, un réverbère, les hautes fenêtres des immeubles, tout cela est loin, un décor auquel elle tourne le dos, toute absorbée par son mouvement. Les manches du pull et les jambes du large pantalon qui dépassent de la tunique sont gris, les chaussures sont marron, à bouts noirs. De l’arbre elle a bien les mêmes vibrations de couleurs. Son corps est tendu vers le haut, elle est déjà visitée par la sève qui tient l’arbre debout, et elle de même. On s’attend d’une minute à l’autre à la voir engloutie dans le tronc, la posture bras levée exprimant une parfaite reddition et la tension du corps, la limite du désir.