#anthologie #13 | Thésée et le bus.

A force, on remarque les petites variations de la monotonie routinière.  Ça occupe. L’habitacle dans les tons de bleu vire parfois au vert, surtout à l’endroit de l’assise, moquette limée par les fesses anonymes. Ligne-bateau-de-Thésée. Toujours le même nom depuis des années, mais les exécutants se sont modernisés, certains sont vernis, ils ont le droit à la boite auto. Mais pas toujours, reste quelques boites manuelles et là, ça secoue, enfin c’est selon. La petite blonde, quarantaine d’année, c’est le pied, conduite souple, sourire aux lèvres, elle échange même quelques mots. Le pire c’est celui de 7h45, le lundi et le mardi. Pas sympa, boite manuelle, saccadé, envie de vomir. Se rase pas toujours, sale impression. Dans l’hiver on a rajouté un panneau derrière le conducteur : extension des horaires. Voilà six mois que la nouveauté est placardée, on a dû oublier. Dommage, le changement de pancarte ça occupe un moment, avant le départ, un peu de lecture. C’est la seule ligne pour aller à la ville. Les gens du coin s’y arriment avec résignation. On a parfois un peu d’animation, un groupe de touristes égarés- y a rien à visiter au terminus, ils ont dû se planter !- l’autre jour c’était un ivrogne avec son chien, trois arrêt avant qu’il réalise qu’il partait dans le mauvais sens-et les retraités qui partent en tenue de marche à la ville, payant chacun le trajet avec un billet de dix, même pas l’appoint, c’est ça qui est pénible avec les ponctuels, c’est que ça prend du temps, les abonnés ça file, bip, bonjour, un coup de badge, on arrive à l’heure. Le balais est toujours calé entre le deuxième et le troisième rang, le long, rangée de gauche, quel que soit le bus. Normalisation de la place du balai. C’est pour ça qu’il dépote le gros à moustache, musique symphonique à fond, une jovialité à toute épreuve qui vient trop souvent se heurter sans réponse aux mines austères des journaliers fatigués et renfermés dans leurs casques audio JBL®. Parfois un type accroche son vélo derrière, ça change des valises. Parfois une déviation, un bouchon, un troupeau de passagers sans abonnement et sans monnaie, alors sur le petit écran du chauffeur, si on est assis devant, on peut voir écrit en rouge le nombre de minutes de retard, en vert, c’est pour les minutes d’avance. Enfin pour les engins les plus récents, sinon c’est pas écrit, comme pour les arrêts, pas annoncés, pas affichés, t’as qu’à savoir. Quand un ponctuel est là, il demande parfois aux réguliers, ça doit se voir aux mines imperturbables, que t’es un régulier. Y a même ceux qui disent salut ça va à presque tous les chauffeurs, comme la femme noire du 6h15, agent d’entretien ou à la cantine, on sait pas trop, un truc comme ça. Y a aussi la brune qui descend au parc d’activité, on arrive pas à deviner son job, ça colle pas avec le parc d’activité, elle fait un peu trop baba. Le petit jeune du drive du coin lui, ça se voit, il revient avec sa veste sans manche Carrefour Market, rouge. Le type du troisième arrêt il a toujours une veste rayée, la même, été comme hiver. C’est parfois agaçant cette prévisibilité, sans compter l’angoisse hygiénique, c’est à dire la peur que le passager pue et vienne s’asseoir à côté de toi. L’autre jour pas manqué, avec l’odeur de vieux qui se superpose à la crasse, à la clope et, c’était sûr, à l’alcool. Il avait dû s’en enfiler quelques-uns avant de partir,  parlait fort au téléphone, oui j’ai rendez-vous à Lyon pour mes yeux, c’est le fils qui m’a pris le rendez-vous, oui mais j’aime bien partir un peu avant, je me promène, je vais toujours au bar Irlandais, tu connais le bar Irlandais ? La serveuse elle me connaît -tu m’étonnes !- elle est sympa, ben oui et puis je vois plus ma fille, et toi ça va ? Tu vas voter dimanche ? Non mais je vais pas passer je veux pas te déranger (répété quinze fois) Ben oui je vois plus ma fille, Nelly elle veut plus venir me voir. Non mais je veux pas te déranger. L’odeur continua de flotter, comme l’âme du bateau bus, au-dessus des corps sagement alignés sans broncher, pas le choix.

A propos de Marie-Caroline Gallot

Navigue entre lettres et philosophie, lecture et écriture.

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