Madame Janvois
Assise derrière la machine à coudre de Grand mère qui est intégrée à la table. Singer, en belle écriture anglaise dorée sur fond noir. Le ronronnement de la machine ressemble à un bruit de wagon. Je suis fascinée par ses bras nues en plein hiver. La chair pend en rideau et tremble un peu quand elle fait glisser le drap de laine sous le pied presseur à moins que ce ne soit les vibrations du moteur. La peau est un peu fripée avec des taches de son. Son visage est rond comme celui d’une lune aux cheveux courts. Il ne faut surtout pas la déranger. Madame Janvois est en train d’apporter les dernières touches à un tailleur pour Maman. La veste à deux poches et un gallon en bordure, cinq boutons la compléteront. Il faut toujours un nombre impair sinon c’est vulgaire. Quand elle vient, c’est un événement, elle reste plusieurs semaines et dort en bas. La chambre de Madame Janvois a un dessus de lit en chenille orange et fait peur car elle est inoccupée le reste du temps.
Monique Mahuteau
Quand nous rentrons de l’école, Monique repasse dans la cuisine en écoutant la radio, RTL. le jingle de la radio, ti ta ta-ra-ta-ta. Elle nous donne le goûter, une tranche de pain avec de la confiture. Je la trouve belle avec sa permanente rousse qu’elle s’est fait faire chez Chantal, la coiffeuse du Val d’or. Elle ressemble à Andrea Ferreol et déborde dans sa blouse. Je suis sa chouchoute mais Martine la déteste, lui tire la langue dès qu’elle a le dos tourné. Dans sa chambre, il y a la photo de son fils François qui a perdu un bras dans une moissonneuse batteuse. Quand il vient à la maison, je suis attirée par la manche de son gilet vide. Il y a aussi une boite à bonbon en feutre rouge garnie d’un gallon. Les jumeaux me demandent d’aller en chercher car je suis dans ses petits papiers.
Jacques Guilloux
Dimanche en fin d’après midi, Jacques Guilloux arrive avec sa boite de pâtes de fruit, rouge ornée d’un ruban noir. C’est un vieil ami de Grand-mère. Menu comme un moineau et tiré à quatre épingles. C’est un pince sans rire dit ma mère, je l’associe à une pince à sucre. Il a une voix perchée et je les entends qui retoquent les événements de la semaine pendant que je fais des tresses avec le fauteuil à franges. Ils sont rejoints par mon oncle Jacques. Des bavards avec un chapeau sur la tête comme des personnages de Sempé. J’ai pris une pâte de fruit bien que je n’aime pas ça. Le goût trop sucré sur la langue avec la nuit qui tombe. Je joue avec les œufs russes qui sont sur la coupelle de la table basse, j’évite de regarder les chinois en faïence bleu entourés de crapauds qui sont sur la cheminée. J’ai peur que Jacques Guilloux devienne mon nouveau grand-père.
Anna Pia
A la sortie de l’église, c’est l’entre-acte du mariage où tout le monde s’affaire à rejoindre l’endroit où il y aura les festivités. Dans le flottement des voitures, des groupes qui s’y rendent à pied, je reste sur le trottoir avec ma robe de demoiselle d’honneur mes souliers vernis et mes gants. Une portière s’ouvre. Elle me saisit de ses longs bras maigres pour me hisser sur la banquette arrière. Ses jambes osseuses avec des genoux carrés dépassent de sa jupe. Tout contre elle, Anna Pia me sert avec empressement, m’embrasse, n’aie plus peur je suis là, c’est fini. Je me raidis et regarde dans le rétroviseur les yeux de mon frère. Je suis tout contre son côté gauche, là où son œil est tombé dans sa joue fondue. Anna Pia travaille avec Papa et vient souvent à la maison où elle nous raconte de sa voix qui roule son enfance polonaise, ses paroles s’enroulent autour de sa blessure béante, torturée pendant la guerre par les nazis.
Les dames Bastien
La mère la fille, ensemble, toujours vécues ensemble. Odile tailleur bleu clair, blonde au cheveux bouclés, professeur de mathématiques, elle fait de la gymnastique tous les matins. Evelyne tailleur rose, brune, avec cette coiffure à cran des films d’avant guerre, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale. Qui est la mère ? Qui est la fille ? Tout s’emmêle à vivre en symbiose. La mère a aspiré la jeunesse de la fille, la fille a vieilli auprès sa mère. Elles sortent d’un film en noir et blanc, les dames du bois de Boulogne ou de la pension de famille de l’assassin habite au 21. Sans doute aussi à cause de leur nom, et de leurs manteaux de fourrure, je les associe aux 101 dalmatiens, à Cruela Denfer et son manteau en peau de toutous car elles arrivent dans leur plus beaux atours et des bijoux qui brillent, une broche sur la veste, un bracelet au poignet, des bagues, des fermoirs, des ceintures ouvragées : ça brille de brillants de perles d’or. Elles déposent leur fourrure sur le lit de Grand-mère dans la pénombre. Je reviens avec ma sœur dans cet odeur de poudre, de parfum pour marcher pieds nus sur la douceur des poils et des doublures de satin qui brillent dans la nuit. Grand mère dit qu’elles la fatiguent horriblement mais pour elles, elle sort sur la table ronde, un kougloff et l’argenterie.
La chenille, le galon, le ruban, n’aie plus peur, les tailleurs… conquis