#été 2023 #05 | compressions et battements de coeur

[…] Elle est assise un livre sur les genoux pendant qu’on l’emporte

elle sursaute quand les porteurs trébuchent sur le seuil

la photo au mur est celle de deux inconnus

comment savoir lequel des deux partirait en premier …]

vENUS KHOUTY-GHATA , les gens de l’eAU,
eloignez vous de ma fenêtre

Ils n’ont pas pu sortir le brancard par la porte. Ils l’ont sortie par la fenêtre du balcon. Impossible de ne pas alerter tout le quartier, le camion des pompiers n’est pas discret, à moins que ce ne soit qu’une ambulance familière, mais l’effet est le même, la pipelette est au rendez-vous, le voisinage dans la brèche. L’événement va traverser tout le village à partir de la boulangerie ou du marchand de presse. C’est un circuit mystérieux mais les mots y circulent à la vitesse de l’émotion collective. Tout ce petit monde pressent le pire.

– Madame UneTelle… vous savez quoi ?

Le mari : pragmatique, il cache son désarroi. Il organise le transfert du lit au brancard, donne des directives. Il faut descendre un long escalier droit mais étroit. Il la rassure : – ça va aller, on t’emmène à l’hôpital. Ils sont là… ils savent faire…  (le médecin vient de partir, il a mis en place le premier dispositif d’oxygénation). Aux porteurs dévoués : – N’oubliez pas son dossier ! ( Ils le posent sur elle son ventre à elle, en le calant sous la sangle ). Elle, se laisse faire, elle ferme les yeux. Visage blême. Les bras tendus le long du corps sous ses draps. Elle dit qu’elle a froid.  Elle reste calme. Elle économise son souffle. Elle lâche pourtant sa colère : – Ah, je m’en souviendrai de ce jour de la fête des mères ! ( Elle avait tout fait préparer pour l’occasion )

L’aîné : il est anxieux, nerveux mais il rassure lui aussi, il observe les réactions du père, il est prêt à prendre le relais s’il flanche. Il éloigne les pleurs qui commencent à fuser autour. Ce n’est pas le moment ! L’agitation le gêne, il a les réflexes d’un secouriste avisé. On fait ce qu’il faut faire, on n’en rajoute pas. Il faut l’évacuer, le stress avec. Lui donner un peu plus d’air et d’espoir.

Le troisième : il panique un peu, il essaie de ne pas le montrer mais son angoisse déborde, il est le préféré car le plus démonstratif en gestes tendres. Un lien particulier le lie au corps maternel, il est né en Afrique, loin de toute l’obstétrique médicalisée de la Métropole. « Il lui en a fait voir » pendant et après sa naissance. C’est un grand gaillard qui prend toute la place dans la maison parentale. Un grand bricoleur aussi.

La quatrième : Elle n’est pas encore là. Elle devait les rejoindre avec les siens pour le repas de midi. Elle est sonnée après le coup de téléphone. Angoissée pendant tout le trajet avec les deux fils et leur père. Voiture silencieuse ou presque. Beaucoup de prévenance. Chacun.e dans sa tête. Elle ne se souvient plus très bien. Elle pense à sa mère, les sanglots sont embusqués au fond de la gorge. Elle redoute la scène  qu’elle anticipe mentalement.  Elle pense à la mère de la mère qu’elle n’a pas connue. Aux récits de sa mère sur la mort de sa propre mère. Elle sent que c’est la fin sans pouvoir le dire à quiconque. Elle est infirmière…

L’enfant aîné : Sa tristesse est visible. Les mots ne sont pas accessibles. Une question, de temps en temps pendant le trajet. Faire acte de présence sans déranger. Son lien à sa grand-mère est très fort, quoique discret.

L’enfant dernier : il est le plus actif dans le passage d’informations et de questions, plutôt laconiques. Il ne sait peut-être pas à quoi s’attendre, il s’y prépare pourtant. Il est grand maintenant.

Le sixième frère dernier : lui aussi, arrive après l’alerte, une grosse fournée de kilomètres à tombeau ouvert ou presque, il ne sait pas à quoi s’en tenir. Mais il sait que ça urge et qu’il ne faut pas lambiner.

L’infirmière : elle est l’une de celles qui installe la mère dans une chambre au calme, trop au calme. Une chambre trop petite pour toute la famille qui débarque, les conjointes en plus… La mère est couchée en position demi-assise et elle semble assoupie, elle respire mal mais sans saccades pour l’instant. Une perfusion est mise en place. La famille peut entrer, c’est pourtant le matin… C’est mauvais signe… Mais on fait comme si tout allait s’arranger… L’infirmière sort, elle n’a pas dit un mot de plus qu’à propos de ses gestes médicaux. Elle rassure elle aussi. Mais elle a le regard baissé, clins d’œil furtifs sur les yeux rougis autour, comme pour s’excuser de ne pouvoir offrir davantage. Elle sait déjà ce qui va se passer sans en laisser filtrer la moindre prémonition verbale.  Evasive , elle répond brièvement aux questions posées dans le couloir. Le temps est comme figé dans l’attente vivante. Un simple battement de cœur auquel tous les personnages sont arrimés.

NI PLUS NI MOINS …

[A suivre et à compléter]

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

8 commentaires à propos de “#été 2023 #05 | compressions et battements de coeur”

  1. La force de votre texte : lire une histoire « connue », presque banale et avoir envie d’y croire, espérer dans la même attente que la famille, malgré les avertissements de la narratrice, s’identifier à tous. Merci

    • Oui, Isabelle, le scénario se répète à des milliards d’exemplaires avec des personnages différents. Ceux-ci ne sont pas fictifs et l’écriture les campe dans leur sidération et leur impuissance.Le souvenir les floute un peu, comme une eau dormante qui enfouit ses plus douloureux secrets pourtant précieux. L’intime à la cantonade. Je ne sais pas si ça console mais ça s’écrit. Et je crois que ça peut se partager. Merci pour votre attention.

  2. Le premier moment de choc où chacun réagit à sa façon, comme il peut ou ne peut pas. Pas facile à faire, parce que cela ne se passe pas comme dans un roman.

    • La difficulté d’écrire et de décrire (?) dans un roman ou un récit cette onde de choc incontournable, c’est précisément qu’il y en a plusieurs, et qu’elles se rejoignent à des moments précis d’une histoire dont un.e seul.e des protagonistes retient le tracé sur la page ( ici l’écran). Cette responsabilité est immense. Si le roman ne contient pas toute la réalité ( les faits a minima) et même s’il la restitue avec des ratures ou des scotomes occlusifs, il se doit de contenir toute l’énergie de l’expérience. C’est un peu ramasser une eau boueuse avec une passoire usée et recueillir quelques fois quelque chose qui brille un peu plus : un souvenir personnel ou partagé. Remettre à l’eau les cailloux (les mots) inutiles.

  3. J’espère qu’avec un plan pareil, tu vas passer tout ça en monologues ! ça va donner…
    Fais attention avec certaine couleur de fond, le texte est presque illisible (vert de l’enfant premier, par exemple).

    • Il serait présomptueux de prétendre faire monologuer tous ces personnages dans un contexte aussi dramatique où la parcimonie et la pudeur règnent. Ne pas parler à leur place est le premier souci, restituer leur parole ou leur pensée à tant de distance temporelle est impossible. Réinventer les scènes c’est projeter les propres monologues de la narratrice et c’est abusif. Dans l’idéal, il faudrait revivre la scène… Mais je ne suis pas trop chaude…en fait. Plutôt envie de l’embaumer dans de la tendresse rétrospective. Pour les couleurs des enfants, je vais modifier. Merci du passage.

  4. j’ai retenu  » les mots ne sont pas accessibles »… c’est tellement juste ! en des moments pareils chacun pare au plus pressé et fait avec ce qu’il a à portée de main, de voix, d’émotion
    « c’est pourtant le matin » mais on sait bien que c’est grave
    tout en douceur
    et oui, passer en monologue comme le suggère Emmanuelle, mais juste un peu, ci et là… peut être alterner, jongler, mêler….

    • La mouture n’est pas aboutie, c’est l’exercice qui bloque la fluidité de l’énoncé. Une matière comme celle-ci demande de longues heures d’écriture et de réécriture, j’en suis consciente.Et la question de la parole attribuée à chaque personnage reste pour moi entière. Parole inventée, parole transcrite, parole volée… parole divulguée ? La narratrice ne se donne pas tous les droits, elle « compose » car elle « s’expose ». Le monologue ne lui poserait aucun problème s’il ne s’agissait que d’elle. Mais elle navigue entre les faits et la légende des faits, c’est cette dernière qui offre une marge de fantaisie. Elle sait très bien que le lecteur ou la lectrice réclame sans cesse plus d’effets , plus d’éclats , plus d’audace , plus de fiction pour s’y engouffrer… Elle y va mollo pour l’instant… « Jongler », probablement pas… Elle n’obéit qu’à sa propre pudeur et à l’humeur qui filtre les mots. C’est elle qui écrit… Tu comprends ?