« On oublie quatre-vingt-dix pour cent des choses de la vie, on deviendrait fou, on mourrait si on avait présent en mémoire tout le temps vécu. On deviendrait fou : la question du fou totalement ramenée à nous-mêmes, et pas à celle qu’on présente telle. »
Marguerite DURAS Le Camion (réponses à Michelle PORTE)
Elle ne dit souvent que les faits et plus difficilement les affects. A moins que ce ne soit le contraire. Mais les affects restent les mêmes quels que soient les faits. On a tendance aujourd’hui à les réduire à des émoticônes, même si ça fige un peu la réalité. Mais c’est pratique pour les statistiques. Le Roman se tient là, dans cette contre-offensive à la dictature des chiffres. Il renverse avec ostentation le boulier des assignations.
La litanie des faits s’avère ennuyeuse dans les films, ça oblige à accélérer les images, à les rendre fluides, parfois évanescentes pour ne pas trop insister, pour ne pas trop en faire et « s’en faire », s’enferrer dans le pathos. Les gens n’aiment pas le pathos même s’ils y pataugent à longueur de temps. Certains plus que d’autres. Ont-ils vraiment le choix ?
Les lieux sont remplis de la mémoire de tout ce pathos , figé à jamais, ou effacé au fur et à mesure, à moins qu’on ne pulvérise délibérément ou inconsciemment (refoulement) les signes, les traces, les témoignages, les photos, les vidéos. C’est peut-être ce qui explique ce goût de la destruction et du pillage qu’on constate tous les jours dans le monde, jusqu’aux évacuations de Z.A.D ou de campements illicites. Dans les guerres, on s’attaque d’emblée aux abris et aux possessions.
Aujourd’hui les disparu.e.s ont tendance à rester dans l’air plus longtemps, aussi à cause des films vidéos qu’on fait, de plus en plus, et qu’on commercialise. Ce qu’on filme est étrange car on le fait toujours à des fins nostalgiques, ou spéculatives… On vend du pathos, on vend du drame collectif, de la catastrophe et du rêve, on vend des histoires qui font frémir ou s’apitoyer. On joue sur la corde sensible de l’empathie. On s’en détourne de plus en plus quand ça se rapproche de soi et que ça déprive.
Mais si on venait à manquer d’une présence, d’un événement auquel on aurait participé, le regretterait-on autant que cela ? « Que le monde aille à sa perte » déclare la chère et si péremptoire Marguerite Duras, elle ne fait pourtant que constater les faits. Elle, ne le dit pas n’importe quand. C’est au sortir des malheurs de la guerre, Hiroshima est passé par là. Elle n’a rien pu voir à Hiroshima, sauf l’amour comme une hallucination salvatrice, une folie aboutie… Ce qu’elle filme, c’est ce qu’elle voudrait filmer, et qu’elle n’arrive pas à filmer, elle le sait avant même d’avoir commencé, mais elle tente le coup. Car c’est vraiment une histoire de coup, de coup plus que de clin d’œil, il n’y a pas d’humour dans cette expérience-là, ça ne s’y prête pas. Le tête- à -tête des personnages dans l’histoire du camion est frontal, sans filtre, mais il reste dans le flou onirique de l’écriture en travail. La bande-son dissociée de l’image.
Mathilde voudrait en faire autant, mais elle sait qu’elles deux n’ont pas les mêmes images, ni les mêmes références littéraires en tête. Enfin, pas tout à fait, c’est décalé dans le temps, à cause du passage des générations, mais elles regardent les mêmes ravages, les mêmes mirages, les mêmes aberrations du monde vivant. Elles n’ont pas peur de délirer, qui est proche de délier, le contraire de ce qu’on croit pour ceux et celles qu’on dit aliéné.e.s , entravé.e.s par des liens invisibles et mortifères.
La folie c’est aussi la fuite éperdue dans l’image. La plupart des films sont des folies maîtrisées à la seconde près. La folie de l’amour dans l’Amant, est universelle, elle procède d’une fascination provisoire et d’une captation de l’autre plus ou moins violente actée et contenue. Les histoires d’amour finissent mal en général, chantait le couple Rita Mitsouko qui s’aimaient tant. En particulier, il y a des exceptions, comme des cas uniques glorifiés et idéalisés, cela tient peut-être aux engourdissements de l’angoisse ou la « pantouflardise », et plus tristement, de la dépendance financière, lesquelles permettent d’endurer la promiscuité et la diminution inéluctable du désir. Aujourd’hui, on ne s’embarrasse pas de contrat à perpétuité en amour. On exulte dans la multiplication des ex, le sexe n’est plus tabou même s’il n’annule pas la dissymétrie des prérogatives genrées. Mais « la multitude des seul.e.s » chère à Paul Valéry ne cesse de grossir les rangs des grandes légions des insécurisé.e.s du siècle. Le Roman est un mythe à construire. Une construction à mains nues.
Pour y entrer en inventant une maison où le personnage principal (provisoire) il faudrait la réinventer, en lui donnant un caractère un peu mystérieux, exotique ou ésotérique, harnacher sur elle une cargaison de vocabulaire qui puisse attirer le chaland. Que voulez-vous voir ou revoir ? De quelle curiosité animez-vous votre lecture du jour ? Etes -vous avide de détails qui vous permettent d’entrer avec votre rêve dans le rêve de quelqu’un.e à la manière d’Antonio Tabucci ? Il a même fait rêver Villon et Rabelais celui-ci… C’est dire si on peut fabuler à perte de mémoire.
Arriver jusque dans « cette » maison, y « retourner » et y entrer ne sera pas facile. Tous les rêves de nuit en attestent. Rien n’est fixé dans l’image, rien n’est reproductible, ce sera forcément une fable, comme tous les articles de faits divers, quelques faits, sans doute vérifiables ( en creusant bien) et du caramel dur ou mou autour. Alerte aux fioritures et à la caricature…
Mathilde n’est pas le personnage du Roman, mais elle condense tous les autres par facilité d’écriture et d’ouverture. Elle ne donnera pas le fin mot des histoires qu’elle raconte, mais elle en affinera les contours pour indiquer l’emplacement, sans garantie de résultat. La lecture ne peut-être que ponctuelle et partielle, pas à pas, dans un espace à la fois serré et extensible.
Ce n’est pas la couleur des rideaux ou des parpaings qui guideront ses énoncés. Dire qu’elle s’en moque. C’est la stricte vérité. Ce n’est pas la fiction vraisemblable qu’elle recherche en priorité. L’effet infra réel viendra de surcroît, comme la supposée guérison en fin d’analyse. Rien n’est joué d’avance. C’est une question de croyance et non de combine oratoire de circonstance. Juste une possibilité d’adhésion sans fard à la pensée passante, endurcie mais transperçable,comme du pisée. Elle n’a pas de ligne de vie réglementaire pour ce voyage flottant dans le temps que l’espace visité rendra de toute façon, indéchiffrable. Sésame ne te referme pas ! Mathilde est là, imperturbable, mais elle ne joue pas au jokari, elle aurait plutôt envie de couper l’élastique pour ne pas avoir à renvoyer la balle en arrière.
On voit mieux ce que ce ne sera pas, que ce que ce sera, ça m’a fait penser à ces bilans de compétence où l’on vous invite à lister tout ce que vous savez et aimez faire, et si ça ne marche pas, on retourne le gant, savoir ce qu’on n’aime pas, ça aide à aller vers ce qu’on aime…
Je ne sais pas si c’est une question de « compétences », à aucun moment la question est posée, par contre l’idée d’inventaire des possiblités, y compris par la négative, est bien présente dans ma démarche actuelle, ici, dans ce collectif. Mais de bilan, il n’y en aura jamais je crois car c’est une logique comptable de gestionnaire de ressources humaines dont j’ai suffisamment côtoyé les méfaits. Chacun.e dans sa barque d’écriture, incomparable à une autre. E LA NAVE VA… On ne saura où ça va que lorsqu’on sera allé.e où on ne savait pas qu’on irait… Autant dire que ça tanguera toujours. Ce que j’aime c’est le vivant du parcours. Merci pour avoir permis ces « ajustements d’images »…