L’ardoise tient par une ficelle, la ficelle par un clou : écrivain public tracé à la craie. A 6 heures, Fortune retourne l’ardoise, écrivain tout court. Elle n’est plus là pour personne. Pas la peine d’attendre devant l’entrée de la salle qui sert de bureau de direction à l’école Sainte Raïssa et accessoirement d’officine à l’écrivain public. Rebrousse ton chemin, reviens demain matin. Fortune a plié son guichet. Sourde aux requêtes, commence alors son travail avec la nuit qui tombe, quand Dorgeles, l’adjoint du directeur rentre chez lui. Un travail d’équilibriste à dompter les vertiges. Pas de la page blanche, elle n’a pas assez de sa vie nocturne pour consigner tout ce qu’elle a à dire, il lui faut l’obscurité pour dérouler sa pensée et parler aux générations futures, pour ceux qui viendront après, elle ne veut pas attiser les conflits et porter ombrage aux vivants qui pourraient prendre mal ce qu’elle a à écrire. Non les ravins à enjamber, ce sont toutes les railleries, les regards condescendants. Mais elle a un pare feu contre l’embrouille, quand les voix du doute commencent à la mitrailler qu’elle n’a pas été plus loin que le lycée, qu’elle n’a même pas suivi l’école normale, qu’elle cherche tous les gros mots dans le dictionnaire. Elle enfonce son bonnet très bas jusqu’aux rebords de ses sourcils, rentre dans sa tête, le nez au milieu du visage, les yeux dans leur maison, elle avance, elle écrit. Avec son couvre-chef, elle est moins tensionnée et résiste aux langues agiles et moqueuses. Elle peut se concentrer ici en tournant le dos au dehors. Elle n’a qu’à se torsionner pour apercevoir à travers la mosaïque du moucharabieh, l’éclat de la taule ondulée des clochers des portes du village, la cour très rouge des palabres. Elle tourne le dos à ce paysage saturé de cultures jusque sur les rebords des fossés où chaque concession dispose de son lopin de terre qui doit nourrir la famille, où chaque lopin reprend le triangle vert, maïs, haricot courge, et plus loin l’accent du parasol de la feuille de l’igname, les courbes échevelées des bananiers, jusqu’au marigot caché par la touffe des raphias. Le dos de Fortune connaît tout cela. C’est sa carapace, sa maison, sa colonne vertébrale, elle peut alors rentrer à l’intérieur d’elle même. Depuis que Dorgelès lui permet de rester le soir, sa vie s’allonge comme l’ombre allonge la silhouette. Bien coiffée, les oreilles tendues vers le haut, marionnette sur son râtelier, aux aguets, elle s’ajuste sur sa chaise qui grince, les avant-bras bien posés sur la petite table bancale dont elle a corrigé l’inclinaison avec un sac de riz plié. Elle pourrait entendre les poubelles traînées par les chiens errants qui sortent la nuit pour éviter les jets de pierre, elle pourrait entendre aussi, parce que c’est jeudi, l’appel des funérailles au loin, ou le petit miaulement du chaton voisin qui profite de la nuit pour sortir et éviter d’être transformé en poulet, ou le bruit régulier des élytres des insectes, l’appel de la chouette, les invectives qui tombent brusquement sur la place, le passage d’un benskineur qui coupe la nuit. Toutes ces respirations sont les siennes. Dans le halo hoquetant d’une vielle lampe d’architecte, soumise à la fantaisie des coupures d’électricité qui se multiplient le soir, elle ne se laisse pas distraire, elle poursuivra au pire à la bougie. Dans ce tremblement de lumière, les maximes mises en ex voto sur le long du mur directeur se détachent de la pénombre pour y sombrer rapidement. Le succès est comme une fleur qu’on entretient par le travail ou encore le travail est la clé du savoir. Elle attrape la phrase, s’y appuie pour grimper dans son livre, tisse sa toile soir après soir.