Dimanche 27 septembre 2015, ce matin je repense à ces quelques mois écoulés depuis le début de l’année. A Paris, le 31 décembre, nous effectuons une petite traversée de quelques quartiers que nous aimons particulièrement. Des Halles nous avançons vers la rue des Rosiers, une pensée vers mon amie céramiste qui vit en Corse et qui a grandi dans cette rue après la guerre. La rue des Rosiers, avec ses ruelles pavés, ses délicieuses odeurs épicées et ses falafels grillés. Au détour d’une ruelle, mon œil est attiré par un magasin spécialisé dans les carnets, carnets noirs bien connus des écrivains, plaisir d’un choisir un celui de l’année à venir. Je le choisis tout en longueur, couverture noire, d’un papier sur lequel je pourrais écrire et dessiner. C’est le challenge, illustrer.Je suis ravie, moi qui ne dessine pas très bien, les deux premiers dessins présents, réalisés par ma nièce et mon beau frère sont splendides, au crayon tout en finesse. Le challenge est lancé !
Drôle de challenge, sept jours plus tard, j’écris : Un événement dramatique et non un fait « d’hiver » comme dirait un ami philosophe, un événement avec un avant et un après. Quel sera cet après ? Démarré ce carnet avec des dessins, je ne pensais pas que des dessinateurs célèbres s’y colleraient. La force des mots, je redécouvre une fois de plus le lapsus révélateur d’une impossibilité à réduire le fait en quelque chose de banal, même le mot n’a pas pu s’écrire, nous étions en hiver, dépassé, relié par la violence de l’acte,au cœur de la tourmente, tous concernés et pourtant… La vie reprend son cours pour le français lambda, bien sur des intermèdes sont là pour faire rappel à l’oubli, des échanges ont lieu entre les modérés, les pessimistes, les radicaux, les optimistes, les plus que… les autres aussi..
Charlie Hebdo en passe de disparaître, renaît de la mort de ses dessinateurs, le temps de quelques mois, peut être plus. Effet de sidération réactivé, ce matin de septembre, qui m’empêche de continuer à penser d’autres moments de ces mois antérieurs.
Jeudi 27 septembre 2018, 6h du matin
La sonnerie musicale du réveil, me sort du sommeil profond dans lequel j’étais plongée. Réveil difficile comme chaque matin, je voudrais tant rester couchée, je me tourne pour l’éteindre et me colle tendrement à mon compagnon, refermant les yeux. Cinq minutes de répit avant de me lever, me doucher, m’habiller, et filer à la gare pour prendre le train… Un départ est prévu pour Lyon ce matin, une journée pour une demi-heure d’entretien. je ne peux s’empêcher de penser à l’absurdité de la situation…
50 ans, deux enfants, un métier passionnant avec des étudiants sympathiques avec lesquels j’ai une certaine proximité, je pourrais vivre ma vie tranquillement, sans me rajouter des contraintes supplémentaires. Ce matin je me sens lasse, fatiguée, je me lève à contre cœur, luttant contre le fait d’abandonner ce projet de formation, ce serait simple, personne ne m’en voudrait, mais comme un défi, le sentiment d’un chemin à suivre inexorablement me pousse à y aller. L’impossibilité aussi sans doute à annuler, une fois engagée, respecter aussi les bonnes manières, la politesse
Je me dépêche, à force de rêvasser, l’heure tourne, et toujours présente cette peur d’être en retard, de louper mon train. Je me retrouve assise dans la voiture, sans même avoir eu le temps de boire un café, dans un état second, je ne comprend pas cette lassitude qui m’envahit ce matin.
Le paysage familier défile sous mes yeux, les enfants marchent avec leur sac pour rejoindre l’école primaire au centre du village. La caserne des pompiers est déjà active, les camions sortis sont nettoyés à grands coups de jet.
Le long du canal, les bateaux semblent presque abandonnés en ce matin d’automne gris et pluvieux. Le feu est rouge, mon compagnon me propose, attentionné :
- Un petit pain pour la route ?
- Oui, pourquoi pas…
Je lui réponds, plus par automatisme que par réelle envie de me nourrir. Il se gare sur le parking face à la boulangerie. J’ouvre la portière, sort de la voiture, un peu comme une automate, le regard dirigé vers la vitrine de la boulangerie installée de l’autre côté de la rue, j’avance, me fige, raide, un camion passe à vive allure, un soufflement me frôle, je m’ arrête à temps, sidérée. Un pas de plus, le choc aurait été fatal.
Dans le train, je repense à cette scène, sortant le carnet qui m’accompagne toujours de mon sac à dos, j’écris : Urgence de l’âge qui avance, du temps qui passe, inéluctable. 50 ans bientôt, vision optimiste, la moitié du parcours ! Vision réaliste, je rentre dans cette partie fragile de la vie, le corps se transforme. La conscience murmure urgence, quelque chose d’indicible change. Je réalise que le sentiment de mortalité omniprésent depuis quelques temps, a pris une saveur de réalité intense. Je me laisse bercer par le rythme du train qui avance et m’endort.
Arrivée Lyon Perrache, en fin de matinée, le rendez-vous est prévu à 15H. Trois longues heures devant moi, je me souviens que ma vieille amie m’a conseillée d’aller visiter le musée de la Déportation. Je cherche le chemin sur Google Maps et marche dans la ville solitaire et apaisée, passant devant la brasserie Georges dans laquelle nous avons voulu manger avec elle et sa fille, il y a un an, un samedi soir mais au vue de la longue file d’attente, nous avons fini dans une pizzeria de quartier.
Je traverse le pont Gallieni, la vue est belle, l’eau du fleuve miroite au soleil, pas un bateau à l’horizon, hormis deux péniches amarrées le long des quais. Je continue mon chemin, droit devant moi, tranquillement à l’image des touristes dans la ville.
J’arrive devant le musée, impressionnée, dès l’entrée, ma mémoire est là, je repense à ces témoignages lus dans mon adolescence et tout au long des années. Ces figures si proches qu’elles semblaient faire partie ma vie. Anne Franck, Martin Gray, Milena, Margarete Buber Neumann, Georges Semprun, Primo Levi, Robert Antelme, je me suis toujours sentie proche d’eux à la lecture de leur histoire.
J’avance dans ce musée doucement, furtivement, les images que je découvre s’imprègnent en moi, sur les murs des photos de visages, d’hommes, de femmes, d’enfants, des textes écrits que je lis avec attention, je suis quasi seule, je me sens seule, isolée dans le silence de ce que je vois, ne pouvant partager l’émotion qui me traverse. Une pièce évoquant un intérieur, une commode, une radio d’époque, une table dressée avec des assiettes attendent ceux qui ne viendront pas.
Continuant d’avancer, je me retrouve dans un wagon sombre, éclairé par des images de films qui défilent sous mes yeux, autour de moi personne, un banc est là qui m’attend, je m’assied, regarde autour de moi, je fais partie l’espace d’un instant de ce train qui avance vers les camps de la mort. Sidérée, immobile, les larmes coulent le long de mes joues.
A 15H, face à deux formateurs psychologue de formation, le rendez vous se passe comme dans un rêve, presque déconnectée, encore là-bas, je dois avoir l’air d’être à côté, je sens d’ailleurs chez l’un des deux comme une réserve presque une réticence mais sa collègue évince et soutient mes propos que je sens incertain. Je repars prendre mon train, 15H28 je n’ai plus la force de rien, indifférente au monde qui m’entoure, assise enfin dans mon siège vers un retour chez moi, je me réfugie dans le livre que j’avais emportée avec moi, le Lambeau de Philippe Lançon me permet de continuer cette journée entre la vie et la mort, le lien est ténue, chaque phrase de son expérience me le rappelle. 19H04 arrivée au point de départ, gare de ma ville de toujours exceptionnellement pas de retard, je retrouve le décor quotidien qui ce soir me rassure plus que d’habitude.
Veille du 27 septembre 2019, je ne pensais pas écrire, aujourd’hui, une journée particulière, pas ordinaire, le travail à domicile s’est muté en journée de congé, besoin d’être présente à l’instant PRÉSENT, PRÉSENT qui ne peut se dire pour l’instant, réalité impossible à décrire, écrire n’est pas parler, besoin d’être soutenue par les mots des autres, un texte reçu hier d’une animatrice d’atelier dont je suis le blog, partage un commentaire à partir d’un extrait du livre de Nicole Malinconi, Séparation « Parler n’est pas écrire, car celui qui parle peut toujours revenir sur ce qu’il a dit, médire ce qu’il a dit et même se dédire carrément, il garde une sorte de possible repentir infini, ultime recours pour faire comme s’il n’avait pas dit vraiment, tandis que l’écriture est inscrite si l’on peut dire, comme si sa trace était aussi celle du corps traversé par l’acte d’écrire. » Écrire, engage sauf à transformer la réalité en fiction, mais la distance est nécessaire, personne ne devient un personnage, le personnage se construit, se pense, s’imagine, écrire fige parfois. Écrire engage le corps, soi, les autres, aujourd’hui mon PRÉSENT ne me permet pas d’aller plus loin.
Très émouvant ! Très émue par votre texte. Merci
Bonjour Caroline. Très beau texte que je découvre ce matin, alors que je cherche pourquoi votre nom me semble familier, je le prononce et je le reconnais. Et rien d’autre ne vient… Mystère. Mais je lis ce texte que j’aime beaucoup, Lyon avec la narratrice, ce sentiment né sans doute de la lecture du journal d’Anne Frank qui ne me quittera pas et qui est proche de celui de la narratrice, et enfin ce texte sur l’écriture, le corps écrivant, ce qu’allait nous demander François un peu pus tard. Merci pour le fond et la forme.
Nous connaissons-nous ?